• En situation de handicap

     

    Le handicap ou l'épreuve du réel

     

    Le handicap, tout le monde sait ce que c'est : une réalité que l'expérience première donne pour évidente, la différence trop visible, physique ou psychologique, définitivement acquise, dont l'origine est objectivement établie (génétique, accidentelle ou pathologique), et qui rend celui qui le "porte" inapte à certaines tâches sociales communément assumées. Le handicap semble se donner sans ambiguïté, il relèverait du constat ; c'est cette visibilité immédiate qui le rend à la fois si incontestable, si effrayant ou si dramatique.

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    Dans le regard commun donc, le handicap se réduit à une personne, malencontreusement affligée, la pauvre. Le handicap se superpose à l'identité, jusqu'à l'absorber, et marque l'individu dans sa différence. Cette réduction comporte un enjeu : elle a pour effet de délimiter une rassurante normalité. Étiqueté, soigneusement confiné dans sa catégorie, le barbare, l'étranger n'est plus menaçant. On feint de l'oublier, mais cette opération ségrégative est précisément ce qui fonde la force communautaire, via une fiction identitaire, ici celle des gens normaux. La société moderne s'est bien construite et affermie contre les handicapés (mais aussi contre les fous, les vieux, les pauvres, les arabes... enfin bref tous les improductifs), et cette logique d'exclusion n'est pas prête de faiblir, au contraire. On sait bien le succès aujourd'hui réactivé du mythe d'une identité réduite à des caractères repérables, et la pression que subissent en France les étrangers. Par ailleurs, l'inflation de normes et de protocoles que nous produisons dans un fantasme éperdu de contrôle totalitaire renforce chaque jour le mécanisme de stigmatisation, au coeur même des prétendus efforts d'intégration, des pieux "projets de vie" et des protestations ferventes de "vivre ensemble". D'un côté le discours politique égalitariste qui flatte la bonne conscience collective, de l'autre le réel des actes qui creuse les différences. L'un dénie l'autre. Le divorce pervers est consumé.

     

    Contre ces inquiétantes dérives, je voudrais ici esquisser l'infinie complexité des choses et faire vivre un tant soit peu la réalité du handicap. Ce que je sais du handicap, c'est d'abord, avant tout, constamment, une terrible lourdeur matérielle. Avec le handicap rien ne va de soi, tout est long et compliqué, il faut batailler à chaque pas, inventer sans cesse des passages et des adaptations, tant techniques qu'institutionnelles (par exemple pour scolariser un enfant), il faut savoir lutter patiemment et avec une détermination sans faille contre les protocoles de tous ordres qui visent forcément la normalité, la moyenne, et vous prennent toujours en défaut. Il faut monter des dossiers, remplir des questionnaires, rédiger des projets de vie, quand justement vous vivez l'imprévisible et la déstabilisation permanente. Il faut affronter plusieurs administrations, MDPH, CAF, mairie, leurs serveurs vocaux, leurs employés anonymes et indifférents. Il faut de l'argent, car toutes les adaptations inédites sont coûteuses et définitivement non rentables.

     

    Ce que je sais du handicap, c'est ça, son poids de réel et son coût. Le handicap, c'est ce qu'on ne peut pas éluder, à l'heure des évitements permanents, à l'heure où règnent le fantasme et le droit au confort. Le handicap est ce qui fait barrage. On comprend qu'on ne veuille pas trop s'en approcher. On en ignore méthodiquement la vertu (au sens plein du terme : le courage, la vaillance, l'exigence morale). Le handicap est une éducation permanente, un rappel à l'ordre du corps et aux limites de la condition humaine. Les psychanalystes parleraient de castration, qui est l'autre nom de la loi du désir, ce dont on ne veut plus rien savoir aujourd'hui. Jouissez ! Jouissez sans entrave ! tel est au contraire le mot d'ordre de nos sociétés post-modernes. Les handicapés ont un accès à la puissance désirante, pour peu qu'ils ne soient pas enfermés dans le rappel permanent de leurs limites, dans une sorte de réduplication traumatisante. Et au bout du compte, ils y échappent rarement. Les quelques handicapés qui ont pu se faire un nom, sportifs ou intellectuels, ne sauraient masquer la réalité de la plupart d'entre eux, sans cesse priés de s'excuser d'exister, interdits de désirer justement. Faut pas pousser.

     

    Et c'est ici que le handicap n'est pas du tout une question d'individu, mais bien une question essentiellement relationnelle et sociale. Autour de la personne handicapée, dans l'exacte mesure où elle est dépendante, il y a nécessairement d'autres personnes, celles qui portent, parents et professionnels : intrication obligée. Entendons-nous bien : non, ces gens n'accompagnent pas au sens où ils marcheraient à côté, mais ils partagent bel et bien le handicap, parce que dans cette proximité on devient un peu handicapé soi-même, entravé dans sa liberté de mouvement, dans ses projets, constamment relié, ramené à la réalité charnelle, mais sommé d'inventer des solutions, la faux à la main pour frayer des voies nouvelles, combattant obligé, aussi bien que le handicapé lui-même, et de surcroît happé dans une interaction affective puissante, car c'est le trésor caché. Toutes formes d'obligations et d'intensité humaine qu'ignorent les barbares du handicap.

     

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    Le handicap n'est plus, vive le handicap

     

    De ce point de vue, la nouvelle appellation à la mode "en situation de handicap" devrait en toute logique s'étendre à l'entourage, ce qui aurait le mérite d'estomper les frontières invalidantes, de congédier un impossible individualisme, et d'exposer bien clairement que la charge se porte à plusieurs. En tant que mère d'un enfant handicapé, je suis aussi "en situation de handicap". Mais réduite à la personne, cette élégante périphrase est pour le moins maladroite.

     

    Pourquoi ne pas avoir gardé le terme d'handicapé ? Le jeu sur les mots et ces opérations de requalification officielle se justifient généralement du respect dû à la personne. Il s'agirait de ne pas montrer du doigt, ne pas stigmatiser, ne pas réduire l'identité à une simple caractéristique. Soit. Les seniors pour les vieux, les non voyants pour les aveugles, etc... la liste des "sans" est longue (sans domicile fixe, sans emploi, sans papiers...). On voit bien que ces expressions ne modifient en rien le réel des situations, mais seulement la perception qu'on en a, ou plutôt qu'il faut en avoir. Ces euphémismes sont de purs représentants idéologiques qui vont indiquer le rapport que la société entretient avec certains de ses membres. Ce qui s'y lit au fond, en deçà des intentions, c'est moins la reconnaissance que la démarcation. L'étiquetage est un opérateur direct et inévitable d'exclusion.

     

    Pourtant il faut bien nommer cette réalité, car elle exige une adaptation sociale. Ce n'est pas un choix, une option, c'est une nécessité. Dès lors, le handicap est bien une question politique, pour autant que le politique n'est pas seulement asservi au réel économique.

     

    Pour le politique donc, il n'y a plus d'handicapés, mais des "personnes en situation de handicap". Que penser de cette périphrase affectée ? Incontestablement, le handicap est affaire de situation, c'est-à-dire qu'il est déterminé par l'environnement, à la fois pratique et psycho-social. Le handicap est un donné variable, selon les adaptations existantes : un paraplégique devient socialement handicapé s'il ne peut pas prendre le métro, mais il n'est "que paraplégique" s'il dispose d'un véhicule adapté et d'un droit spécifique de circulation. Cela signifie que le handicap est pour une grande part aggravé ou déconstruit par l'action de la société. On est donc plus ou moins "en situation de handicap". Pour ceux qui vivent quotidiennement le handicap, c'est en effet une réalité intermittente, indifférente ou aiguë selon le contexte. Alors plusieurs questions se posent : la nouvelle étiquette permet-elle de diffuser cette vision conjoncturelle du handicap ? Est-ce bien son but ? Et si oui, est-ce souhaitable ? Qu'est-ce qui se joue là-dedans ?

     

    Il y a fort à craindre en effet qu'à vouloir décrire une réalité, la périphrase la manque ou la simplifie dangereusement. Ici par exemple, elle fait oublier que le handicap est aussi constitutif. A ce compte-là, tout le monde est, à un moment ou à un autre, "en situation de handicap". Rien à y redire évidemment, surtout si l'on prend en compte l'infinie diversité des situations. Dans "Intouchables", le noir extirpé des banlieues est en un sens aussi handicapé que le tétraplégique qui l'emploie. Mais alors, quid de l'assistance due à ceux qui sont marqués dans leur chair et qui dépendent définitivement des autres ? Comment va-t-on répartir les moyens, les aides ? Et si la catégorie est à ce point perméable, quid des droits spécifiques ? Qu'en sera-t-il enfin de la reconnaissance sociale ?

     

    Certes il faut saluer les efforts du politique. En France le handicap est relativement  "pris en charge". Pour une fois l'expression n'est pas affectée, car le handicap c'est très concrètement une charge. Le handicap s'identifie d'abord médicalement, sur la foi de diagnostics convergents, ensuite sur les plans social et fonctionnel, à travers une enquête sur les capacités et la dépendance corollaire ; il se quantifie alors en pourcentage. C'est une appréciation assez fine, pour peu que l'on ait les moyens socio-intellectuels de monter des dossiers fort complexes et de suivre toutes les étapes protocolaires. Cette évaluation est importante car d'une part elle conditionne les aides allouées, matérielles, structurelles ou humaines, et financières ; d'autre part elle a un effet symbolique : elle est reconnaissance, par la société, d'une charge particulière.

     

    Donc si l'on veut réellement réduire le handicap, il faut commencer par l'établir, et ne pas être sans cesse prié de le démontrer. Or c'est très exactement ce qui se met en place. Le nouvelle appellation et les procédures qui l'ont accompagnée (éclatement et mise en concurrence des financements, réduction des moyens mais multiplication des commissions d'évaluation et de décision, dossiers exigibles...) incitent à une réévaluation constante du handicap. Dans les faits, l'institutionnalisation a permis une déresponsabilisation des acteurs qui ne sont pas au contact des handicapés, et entraîné une dilution des aides comme une réduction des droits. Certes on peut se retrancher derrière le paradoxe systémique observé dans maints domaines : à trop encadrer le problème, on le fige. On allègue aussi la crise, ou bien les contradictions inhérentes à la modernité, ou encore celles de l'Etat providence. Mais ce serait souscrire à une impuissance fonctionnelle fort mal venue en matière de handicap, et ce serait dédouaner le politique de ses responsabilités. "Prendre en charge" une question sociale, ce n'est pas forcément règlementer à outrance. En attendant, le soin mis dans l'appellation s'accompagne en réalité d'une systématisation aberrante et d'une déshumanisation de la prise en charge. De sorte que l'on peut se demander si la requalification ne masque pas les échecs de la politique d'intégration.

     

    Alors pourquoi ne pas assumer l'opération de désignation, de toutes façons vouée à l'inadéquation ? Et d'abord à qui, finalement, ce nom est-il destiné ? certainement pas aux proches ou aux professionnels qui tous les jours vivent le handicap. Ils ont bien assez de soucis et de défis pratiques pour s'attarder à des circonvolutions lexicales. Comme si j'allais raconter que mon fils est "en situation de handicap"... Même si l'expression a pu être proposée par les associations de terrain, elle relève désormais de la langue d'Etat ; elle est destinée à être colportée par les institutionnels, depuis les élus jusqu'aux fonctionnaires suivant les dossiers, et si possible par les médias, auquel cas elle sera popularisée et consacrée par l'usage. Il ne faut pas perdre de vue cette origine : au-delà des bonnes intentions, toujours, quel est l'intérêt politique bien compris ?

     

    En réalité cette requalification obligée expose un malaise. Qui sont-ils à la fin ces pas normaux, et qu'en fait-on ? On prétend vouloir dé-stigmatiser, mais on utilise comme levier le nom, c'est-à-dire ce qui signifie l'identité. Les enjeux sont énormes. Il en fut ainsi pour d'autres catégories : "nègre", puis "noir", puis "de couleur" ou "d'origine africaine", et le plus récent "issu de la diversité". Comme pour les handicapés, on observe une tendance à la rallonge périphrastique, à la neutralisation lexicale, et le déplacement de l'identification : de la personne elle-même à sa situation. Ce faisant, ce que l'on empêche, c'est la constitution d'un groupe social stable et reconnu, c'est une permanence historique, c'est en fin de compte la possibilité de constituer une force politique. C'est d'autant plus facile que les handicapés ont certainement autre chose à faire. Comme beaucoup d'exclus, ils sont cantonnés à des questions de survie. Mais sans doute est-ce mieux ainsi...

     

    Hélène Genet

     

    Voir aussi l'article : "Handicap & avantage"

     

    (Illustrations : Odilon Redon, "Le Cyclope", 1914 et Pierre Bruegel, "les Mendiants", 1568)

     


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