• Freud - Deuil et mélancolie (1915)

               Une épreuve de vérité                                        

    "L'ombre de l'objet est ainsi tombée sur le moi."

    En pleine guerre, alors que deux de ses fils sont sur le front et qu'il vient d'apprendre son cancer, Freud se penche sur le tableau de la mélancolie, reprenant les réflexions de Karl Abraham à partir de l'analyse du deuil.

    Dans ce court essai, Freud néglige l'enquête historique sur ce fameux trouble de l'humeur, autrefois rapporté à la bile noire, puis prenant, chez les romantiques, la forme du mal du siècle avant d'acquérir la densité existentielle du spleen. Freud y voit une pathologie qu'il rapporte aux névroses narcissiques ou aux dépressions obsessionnelles. Au XXè la mélancolie se répand sous le nom de dépression puis de trouble bi-polaire.

       

    Freud - Deuil et mélancolie (1915)

    Pour Freud, la mélancolie constitue une version pathologique du deuil, avec lequel elle partage de nombreux symptômes : tristesse envahissante ou douleur morale, désintérêt pour le monde extérieur, inaction. La psychogenèse est semblable : perte de l'objet aimé qui contraint le moi à un lourd et long travail de reprise libidinale. Mais si le travail de deuil est en partie conscient, les déplacements mélancoliques restent quant à eux enfouis.  En outre, si dans le deuil la perte est attestée (mort d'un proche ou à la rigueur d'une abstraction), elle reste énigmatique dans la mélancolie : "Le malade sait qui il a perdu, mais pas ce qu'il a perdu dans cette personne". Elle met donc en jeu une perte insue, inconsciente.

    La mélancolie se repère d'un ingrédient spécifique : l'auto-dépréciation morbide ("Je suis une ordure") pouvant conduire à la tentation suicidaire. "Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide ; dans la mélancolie c'est le moi lui-même". En fait l'investissement d'objet s'est reporté sur le moi, identifié à l'objet perdu. C'est donc un processus de régression au narcissisme primitif. Ainsi la mélancolie se laisse décrire comme une hémorragie narcissique par laquelle le moi se scinde et se constitue comme objet de persécution. Elle pose avec acuité la question de la constitution imaginaire du moi dans son rapport à l'objet ; Lacan : « C’est l’objet qui triomphe ». Le sujet mélancolique disparaît, cède sur son désir, et s'offre à la jouissance comme objet (notamment de l'emprise médicale pour laquelle le mélancolique est un patient idéal).

    Mais la plainte mélancolique se repère aussi par son expansivité complaisante. Cette exhibition signale une satisfaction sadique (l'auto-dépréciation retourne contre le moi l'agressivité destinée à autrui). Ainsi la mélancolie révèle-t-elle l'ambivalence des sentiments : s'accusant d'avoir perdu l'objet d'amour, l'endeuillé dénie avoir désiré cette perte.  

    Malgré tout la mélancolie, comme expérience de la perte et de l'incomplétude, constitue une épreuve de vérité.

     

    "Je suis le Ténébreux, – le Veuf, l’Inconsolé
    Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie
    Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
    Porte le Soleil noir de la Mélancolie."

    G. de Nerval, El Desdichado

     

    Mélancoliques célèbres : Louis XV, Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Auguste Comte, Franz Kafka, Samuel Beckett...

    Et dans la littérature : Hamlet, Phèdre, Werther, Lorenzaccio...

    Poétique de la mélancolie : L’Encre de la mélancolie, par Jean Starobinski (2012)

     


    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Vous devez être connecté pour commenter