• Freud - Totem et tabou (1913)

    "Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder." Goethe

     

    Si le totem est enfoui dans la préhistoire et peut être tenu pour l'origine des formes religieuses, en revanche le tabou persiste aujourd'hui dans des interdits catégoriques et constitue l'origine de la conscience morale et de toute législation ; il formule des interdits confondant le sacré et l'impur, la vénération et la répulsion, et se matérialise dans l'interdiction de toucher : c'est une protection, une défense contre la pulsion d'emprise.

    Comme dans la névrose obsessionnelle, le tabou impose des restrictions, il contraint les relations avec autrui et avec certains objets, il manifeste une angoisse insurmontable et traduit des sentiments ambivalents : il doit sa force à la puissance du désir inconscient qu'il tient en respect. Ainsi sa transgression impose des conduites d'expiation et de purification. 

       

    Freud - Totem et tabou (1913)

    Dans sa forme la plus archaïque, il touche les relations sexuelles avec les proches, les prêtres-chefs et la relation aux morts.

    Commentaire

    La question de la persistance et des formes actuelles du tabou

    Germe de la conscience morale (donc du Surmoi : cf. Malaise dans la civilisation), la question est d'identifier les formes que le tabou peut prendre aujourd'hui, et dès lors ce qu'il en est du sacré :

    - La mort a été récupérée par la médecine ; différée par tous les moyens possibles et dérobée aux regards, elle fait l'objet d'un déni plus que d'un tabou. Dans ce contexte de maîtrise technique, la question du meurtre fait débat (cf. euthanasie).

    - La figure du chef est quant à elle définitivement profanée : le pouvoir ne saurait être incarné par un homme ni même par une instance clairement identifiable ; le pouvoir politique comme la loi qu'il édicte sont perçus comme contingents et précaires.

    - Enfin la sexualité s'affiche comme débridée et banalisée dans la pornographie. Subsiste un tabou sexuel : inceste consanguin au premier degré et pédophilie.

    - Des formes post-modernes du tabou ? Aujourd'hui, les interdits s'articulent à partir de l'autorité scientifique et capitaliste, mais ils ne seraient pas énoncés et se traduiraient sur un plan idéologique et politique ; ainsi se voient réprouvés et condamnés, pêle-mêle : la défense de la colère, de la violence et de la révolution, la revendication de la pudeur, de la piété et du sacré, la rigueur morale, le nationalisme et l'idéalisme politique, l'autonomie (au sens étymologique du terme), la contestation du pouvoir médical... Ces différentes valeurs peuvent être subsumées dans la promotion d'une loi transcendante indépendamment d'une figure tutélaire incarnant l'autorité (cf. Antigone).

    Que ces valeurs soient perçues comme taboues dit la sacralisation de l'idéologie sciento-libérale et de l'hybris qu'elle valorise, l'amour de l'argent. En démocratie, le tabou est un fait de discours : non ce qu'on ne peut toucher, mais ce qu'on ne peut dire. Dès lors les principaux supports ou garants du tabou post-moderne sont les médias, dont la parole fait autorité aussi bien qu'autrefois celle du prêtre.

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    La question du totémisme et des fondements de l'interdit de l'inceste

    Le totémisme quant à lui pourrait être issu du besoin pour une tribu de se distinguer des autres, soit une motivation narcissique et identitaire qui passe par l'identification à un symbole (explications nominalistes concernant l'origine du totem : question "Qui suis-je ?"). Autre hypothèse intéressante : la filiation des enfants ; par ignorance du rôle joué par la copulation et par le mâle, la procréation serait attribuée par la mère à un totem (question : "D'où viens-je ?") - mais une telle explication ne rend pas compte du commandement d'exogamie, donc de l'organisation qu'impose le tabou de l'inceste alors qu'il est inhérent au totem.

    En fait, seule la psychanalyse éclaire l'origine du totémisme par l'étude des phobies animales chez l'enfant : l'élection d'un animal fixe l'angoisse devant la figure paternelle. Le totem est pareillement le représentant du père de la horde, comme lui sacré et dangereux, il focalise l'ambivalence des sentiments.

    Mais qu'en est-il de l'origine de l'interdit de l'inceste ? Les arguments eugénistes sont inopérants. L'ethnologie incite à concevoir un événement fondateur : le meurtre collectif du père de la horde par les fils empêchés de prendre femme, puis le repas totémique, c'est-à-dire l'incorporation de ce père violent, primitif et interdicteur ; de là le sentiment de culpabilité, la communauté solidaire et les restrictions sexuelles à l'intérieur du clan (obéissance après-coup : renoncement à l'inceste et exogamie). Dans le rituel sacrificiel, l'ambivalence éclate : commémoration de la victoire, curée répétant le meurtre initial, déchaînement festif, et en même temps manifestation de repentir, tentative d'apaisement, de conciliation, identification au père et partage social.

    Ainsi toutes les productions humaines, la religion et le lien social, mais aussi l'art ou la morale trouvent leur principe dynamique dans le rapport au père, dans le conflit pulsionnel et le crime : "Au commencement était l'acte" conclut Freud en citant Goethe (Faust).

    Commentaire

    La question est de savoir ce qu'il en est aujourd'hui de la coalition meurtrière et de la fraternité solidaire, de l'identification au père et du souvenir de sa puissance, du repentir et du sentiment de culpabilité, enfin du renoncement à la pulsion. Le texte de Freud nous invite à reprendre l'histoire de l'humanité dont on vante naïvement le progrès : de quelles forces primitives témoigne l'homme du XXIè siècle ? Dans quelle mesure serions-nous débarrassés de la pensée sauvage et des conflits fondateurs de la culture ?  

    Reste que l'énoncé d'un interdit, la formalisation en loi suppose nécessairement, dit Freud, une propension première, naturelle et irrésistible à l'inceste, le complexe d'Oedipe, ce que Lacan (via Saint Paul) inversera : c'est la loi elle-même qui produit le désir, laquelle loi est de structure, inhérente au langage. Au commencement était le Verbe...

     


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