• La magie trouble de la péridurale

     

    La péridurale se popularise dans les années 1970 pour désigner l'anesthésie d'une zone située le long de la colonne vertébrale, entre les cervicales et le sacrum ; l'espace péridural, fait de graisses et de vaisseaux sanguins, est ainsi désigné parce qu'il recouvre la dure-mère, une gaine rigide qui a elle-même pour fonction de protéger la moelle épinière. L'application la plus répandue de la péridurale est, on le sait, l'analgésie de l'accouchement. Le bénéfice immédiat est la disparition de la douleur, ce qui pour beaucoup suffit à abolir toute forme de discussion sur l'opportunité de l'intervention ; à ce sujet, on n'hésite pas à comparer l'événement à une extraction dentaire...

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    On loue aussi l'émancipation de la femme par rapport à son destin tragique figé dans la malédiction biblique : « Tu enfanteras dans la douleur » (Genèse 3-16). Pour beaucoup, et au premier chef les féministes, la péridurale équivaut à la réappropriation de son corps par la femme, au même titre que la contraception, l'avortement, ou aujourd'hui la procréation médicalement assistée... et envisager les choses autrement, c'est aussitôt contester les droits des femmes et témoigner d'une coupable nostalgie pour le sexisme et le patriarcat.

    Tout au mieux concèdera-t-on le droit à choisir son mode d'accouchement, selon la loi libérale de l'offre et de la demande. En effet, la doxa consumériste vante toujours le choix comme la pierre de touche du progrès : ainsi la péridurale « permet » de choisir, de « personnaliser » même son accouchement... la publicité est séduisante, mais la femme qui va accoucher est-elle bien en état de choisir ? Ce choix qui lui serait « proposé » n'est-il pas à bien des égards contraint ou mensonger ? Car tout dépend de la manière dont il est formulé...

    Dans ce questionnement sur l'opportunité de la péridurale, je voudrais ici aller bien plus loin : peut-il y avoir choix devant l'inconnu, et devant une des expériences fondamentales du mammifère humain, au même titre que la naissance, la maladie et la mort ? Sans faire l'apologie de la douleur en tant que telle – qui est d'ailleurs toujours relative et modulée selon les circonstances, l'entourage, le vécu – je voudrais ici m'interroger sur le coût d'un tel « progrès », notamment sur ses conséquences psycho-sociales à long terme, sur la manière dont il modifie et reconfigure notre rapport au corps et à l'autre.

     

    Une intervention sans conséquences ?

     

    Il est toujours très difficile de discuter les avancées de la médecine puisqu'elle se donne pour mission d'éradiquer le mal : la souffrance bien sûr (et l'histoire de l'analgésie remonte à l'Antiquité), les maladies, jusqu'à la mort elle-même que l'on peut aujourd'hui déjouer, ou les impossibilités constitutives qui autrefois empêchaient la réalisation de désirs communément partagés (par exemple le désir d'enfant). Plus généralement, depuis l'ère positiviste et le règne apparent de la raison, difficile de critiquer les progrès scientifiques, sauf à rester sagement sur le terrain spécialisé dont ils relèvent. Ainsi, la médecine n'admet guère d'autre objection que clinique (avec la notion de risque : complications, effets secondaires, pathologie conditionnée, etc), technique ou à la rigueur financière, et quelques fois éthique. On admet par exemple que la péridurale comporte certains risques (céphalées, paralysie...), que l'on travaille bien évidemment à réduire et à prévenir. Mais sinon... où est le problème ?

     

    J'avance sur des œufs, et m'en tiens pour l'instant à la culture scientifique : je commencerai par quelques études portant sur le vécu de la mère et l'état du nourrisson, selon qu'il est né ou non sous péridurale. A ce sujet les enquêtes restent curieusement maigres et partielles (1), mais elles font apparaître un certain nombre de conséquences immédiates : les accouchements sous anesthésie épidurale sont semble-t-il plus longs, ils entraînent un recours quasi systématique à l'ocytocine (pour re-stimuler le travail) et requièrent plus souvent une délivrance instrumentale (épisiotomie, forceps, ventouses, césarienne) : ainsi, choisir la péridurale, ce n'est pas seulement faire l'économie de la douleur, c'est aussi déléguer le travail de l'accouchement à la technique médicale. En outre, elle constitue une épreuve pour le bébé qui n'échappe pas à l'analgésie via le placenta. Les nourrissons ainsi nés apparaissent moins éveillés, moins toniques, plus réfractaires à la mise au sein.

    Evidemment on peut toujours considérer ces conséquences comme négligeables, mais n'y a-t-il pas une certaine naïveté à prétendre que les interventions techniques sur le corps sont, même ponctuelles, sans effet sur le psychisme ? Ce qui disparaît ici, c'est bien la maîtrise maternelle ; ce qui est estompé, c'est l'épreuve sensible du passage et de la séparation.

     

    Choisir son accouchement ?

     

    Passons donc à l'argument du choix et considérons qu'il y ait là une offre bienveillante. Encore faut-il que la maternité fasse en effet valoir la possibilité d'un choix... Or si l'on se prépare consciencieusement à l'hypothèse péridurale, le corps médical est moins bavard devant la perspective d'un accouchement « à l'ancienne »... en réalité, ce dernier ne fait justement pas partie de l'éventail des propositions, et si l'on veut se passer de l'anesthésie magique, il vaut mieux en avoir fait le choix antérieurement et même être en état de le revendiquer contre vents et marées. De fait, en France la péridurale n'est pas le résultat d'un choix : c'est la norme (près de 70% des accouchements, et jusqu'à 90 ou 100% dans de nombreuses maternités ; 80% aux Etats-Unis contre 15% aux Pays-Bas). Il faut dire ici que le mode de financement des hôpitaux français n'est pas pour rien dans cette performance quantitative : la péridurale, c'est rentable, cela pérennise les crédits de fonctionnement. Que 80% des femmes en « bénéficient » selon la terminologie consacrée (et trompeuse), ne signifie pas du tout qu'elles en aient fait le choix éclairé.

    Mais entretenons encore un moment la fiction du choix : dans quelles conditions s'effectuerait-il ? Pour qu'il soit libre, il faut qu'il ait lieu dans un contexte serein... or dans une situation aussi inédite (pour les primipares) ou aussi critique (le moment venu), il n'est pas rare que les décisions les plus fermes se renversent : temps de travail plus long ou plus court que prévu, anesthésiste plus ou moins disponible, infections éventuelles... Et puis le désir de la future mère est pour le moins ambivalent, influencé tant par la situation que par ceux qui l'entourent, proches, conjoint et personnel médical. D'ailleurs beaucoup disent vouloir aviser le moment venu...(2)

    En fait, avec la péridurale, on se trouve maintenant partagé entre la peur de la douleur, pourtant universelle, la peur des risques anesthésiques et... l'angoisse du choix lui-même ! D'où de nombreuses décisions négatives, qui visent le moindre mal plutôt qu'une véritable résolution. Enfin le corps maternel est devenu un enjeu de pouvoir, entre le savoir obstétrical et la parole mal assurée des femmes. En réalité, dans un tel contexte, il est devenu très difficile, voire héroïque, de « choisir » d'accoucher « à l'ancienne » : si vous refusez le confort anesthésique, il ne faudra compter sur personne pour surmonter l'épreuve ; à l'hôpital, il faudra même affronter l'hostilité des professionnels.

    Ainsi, le prétendu choix libère moins qu'il ne contraint à une angoisse quelque peu déplacée par rapport à la réalité de l'expérience : le véritable enjeu n'est pas la « gestion » de la douleur, mais – il faut le rappeler - la mise au monde d'un être humain, une vie nouvelle, l'expulsion d'un corps autre. Comme la naissance, la maladie, la vieillesse, la mort, c'est une expérience fondamentale de la corporalité et de nos limites qu'on ne peut esquiver sans dommage.

     

    Une souffrance insupportable ?

     

    Venons-en donc à l'argument central : la suppression de la douleur. Avant de chercher à l'éviter, on pourrait se demander de quoi est faite cette souffrance. En vérité, rien de comparable avec une extraction dentaire ni avec quelque pathologie ou accident que ce soit : cette douleur-là est celle d'un avènement désiré, elle correspond à une nécessaire délivrance, que le corps réclame tout entier et de toutes ses forces ; elle est aussi passagère, c'est le cas de le dire ; enfin elle est universellement partagée depuis la nuit des temps, sans qu'ailleurs on s'en émeuve beaucoup.

    Bien sûr c'est un séisme inimaginable, bien sûr qu'on s'y perd soi-même (comme on se perd en la jouissance) : cette expérience nous fait rencontrer et traverser notre animalité mortelle. Dans l'accouchement, il ne s'agit plus de moi, il s'agit de la perpétuation de l'espèce. Non seulement ce n'est pas grave, mais c'est peut-être même nécessaire. D'où vient que l'on se soit à ce point focalisé sur la douleur, sinon de ce qu'on a trouvé les moyens de la réduire ? Et d'ailleurs, inversement, la possibilité de la gommer fait qu'elle paraîtra d’autant plus insupportable. Cette souffrance est en effet augmentée par la surmédicalisation elle-même : quand la femme est priée de consulter à l'hôpital, soumise à de multiples investigations, et finalement allongée sur une table d'opération, livrée aux professionnels de l'accouchement.

    Il y a je crois un réel danger à ainsi encourager la dépossession maternelle et à assimiler la maternité à une pathologie. Comment se fera le nécessaire travail de séparation à long terme si la dyade est endormie au moment décisif ? Comment les mères s'empareront-elles de leur responsabilité et de leur devoir d'éducation à l'autonomie, si elles échappent à l'inauguration de leur statut ? On répondra que point n'est besoin d'en passer par là, on allèguera le cas des enfants adoptés. Bien sûr. Encore une fois, je ne me situe pas au niveau des particuliers, mais à l'échelle des conséquences psycho-sociales ; quand une écrasante majorité de femmes contourne la réalité de l'accouchement, quand la société tout entière approuve sans réserve et encourage l'anesthésie des parturientes, ne finit-on pas par penser que mettre au monde est une simple formalité, un simple désagrément ? La péridurale annule l'épreuve : on n'y apprend rien ; circulez, il n'y a rien à voir !

     

    L'épreuve du réel

     

    Pourtant certaines femmes cherchent à se réapproprier cette expérience intime et primitive qu'est l'accouchement. Tenant tête à la souffrance programmée, elles revendiquent une implication totale. Il y aurait là quelque chose à ne surtout pas manquer.

    Je postulerai quant à moi qu'elle est rien moins que fondatrice pour le devenir humain, en ce qu'elle est une épreuve de réalité et qu'elle enseigne la puissance du vivant. On l'a vu, la douleur est un argument bien fragile : c'est normal, il déplace et masque la réalité de cette expérience. Incommensurables, les douleurs de l'accouchement correspondent pourtant à un simple état du corps qui doit accomplir sa tâche. Et c'est précisément là que réside un précieux savoir : la douleur n'est pas nécessairement un mal, c'est un possible non destructeur. Partie intégrante de notre condition, elle mérite qu'on l'accueille et qu'on se laisse transformer par elle. Dans ce séisme corporel, on appréhende bien la mort, non comme catastrophe, mais comme condition du vivant.

    C'est un discours difficile à tenir, j'en ai bien conscience, car la douleur est aujourd'hui partout traquée comme le mal même, et qui ne cherche pas à y échapper à tout prix est un masochiste qui s'ignore, un illuminé ou un dangereux intégriste. Mais ce que je dis ici, c'est tout autre chose : la douleur participe du nécessaire avènement d'un autre semblable, entre la perte des eaux et le sectionnement du cordon. Elle témoigne d'un passage, qui est l'épreuve imposée à l'enfant aussi bien qu'à la mère. Pour donner naissance à un autre, pour mettre au monde, je dois passer par ma propre disparition – et alors ?

    Pour la femme comme pour l'homme à venir, il y a peut-être quelque avantage à « en passer par là » : la naissance, la souffrance, la mort sont ce par quoi nous sommes pris dans le réel, confrontés comme jamais à l'incontournable (et rassurante) réalité du corps, notamment à la vérité de la reproduction et de la mortalité. A force de négocier avec ces expériences, on risque le désarrimage, on permet le triomphe des fantasmes les plus fous, par exemple qu'on pourrait en finir avec la douleur et avec la frustration, ou encore l'illusion qu'on puisse faire droit à tous ses désirs. Et qu'il soit devenu si difficile, sous nos latitudes post-modernes, de vivre l'altérité, c'est peut-être un des effets insoupçonnés de la médicalisation de la maternité.

     

     

    Finalement, revenons au mot, la péridurale, qui désigne l’insensibilisation des tissus recouvrant la « dure-mère »... je me demande quand même si la péridurale ne risque pas, à long terme, de fabriquer des molles-mères, des mères floues, à demi paralysées, et des hommes égarés, qui ne savent plus bien quelle est leur place dans le monde ni ce qu'ils doivent à leur condition.

     

    Hélène Genet

     

     

    (1) Etude sur la souffrance néo-natale liée à la péridurale sur sciencedirect.com

    Articles de vulgarisation : sur suite101.fr et sur alternatives.be

    (2) A ce sujet, lire l'édifiant article de Madeleine Akrich, sociologue, maître de recherche et directrice du Centre de Sociologie de l'Innovation (CSI-Ecole des Mines) : « La péridurale, un choix douloureux » qui se fonde sur de nombreux témoignages. In Les cahiers du genre n°25 (octobre 1999), « De la contraception à l'enfantement. L'offre technologique en question ».

     

    Illustration : Maternité Kongo, sur artspremiers.be


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