• Lacan - Le noeud borroméen

    Quelques généralités sur la théorie des noeuds

    Lacan - Le noeud borroméen

       

    La branche des mathématiques qui s'intéresse à l'étude des formes produites par déformation, torsion, croisement et raboutage, c'est la topologie. Il s'agit pour elle de dégager les invariants permettant d'identifier l'isotopie ou l'hétérotopie de 2 formes dont les projections sur un plan peuvent être extrêmement variées (par exemple en topologie, le cercle, le carré et la boucle en 8 sont équivalents). Le développement de la théorie des noeuds qui a occupé le XXè siècle est lié à la physique quantique ; elle s'applique à la biologie moléculaire et à l'informatique.

     

     

    On obtient un nœud à partir d’un seul bout de ficelle (fig.1 : courbe déformée puis fermée par un seul point de jonction). La projection à plat d’un nœud (fig.1') s’appelle un diagramme : il doit figurer les passage dessus-dessous. Un même nœud peut se trouver représenté par plusieurs diagrammes distincts, et un nœud très simple (par exemple le cercle, appelé "nœud trivial", peut être projeté en plusieurs diagrammes d'apparence très complexe ! 

    Le 1er invariant permettant d’isoler et de classer un nœud c’est le nombre de croisements alternés dessus-dessous (après réduction par déformations isotopiques, cad. sans coupure – cf.démêlage). A partir de là, il n'existe pas de nœud non trivial à 2 croisements : le plus simple nœud non trivial est le nœud de trèfle (3 croisements). Ainsi le diagramme représentant 2 ronds enlacés (à 2 croisements, Fig.2 ou 1 croisement, Fig.2' et 2'') correspond en fait à 1 nœud trivial : on dit que le nœud de la fig.2 est équivalent ou isotope à ceux des fig.2', 2'', 2'''. 

       

    Fig.1

    Lacan - Le noeud borroméen

    Fig.1'

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    Lacan - Le noeud borroméen

    Lacan - Le noeud borroméen     Un diagramme peut présenter 3 croisements ou plus sans que cela fasse nœud. Les mathématiciens ont donc cherché un invariant permettant d’isoler la réalité du nouage (dégagé par Fox) et de distinguer entre eux les nœuds : la tricolorisation (chaque croisement doit faire apparaître 3 couleurs distinctes : le brin dessus + les 2 segments de brin dessous). Cet invariant illustre la nécessité ontologique du 3 pour qu'il y ait nœud.

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        Le nouage du nœud de trèfle (à 1 brin et 3 croisements) est dit borroméen car identique à celui du nœud du même nom, qui s'obtient quant à lui à partir du tressage de 3 brins de ficelles (6 croisements successifs) ensuite raboutés. Comme le nœud borroméen (NB) est composé de plusieurs brins ou qu'il correspond en fait à l'enlacement de 3 nœuds triviaux, on parlera aussi bien d'entrelacs ou de de chaîne borroméenne.

    > Les problèmes posés par les nœuds sont donc les suivants : à combien de croisements peut-on le réduire ? y a-t-il bien nouage ? 2 nœuds sont-ils isotopes (équivalents par déformations successives, par ex. le nœud de double huit est réductible à un nœud de trèfle : il présente également 3 croisements) ou distincts (par ex. le nœud de trèfle n’est pas équivalent à son image dans le miroir, tandis que le nœud de huit, à 4 croisements, l’est !...) ?

     

    Originalité du nœud de trèfle et du nœud borroméen :

    Lacan - Le noeud borroméen

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    1) Le diagramme ou la projection du nœud de trèfle figure les bords d’une bande de Moebius.

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    2) Le noeud de trèfle comme le NB ont la particularité d’être orientés (à gauche ou à droite : lévogyre ou dextrogyre), cad. que le nouage spécifie 2 nœuds différents (non isotopes : on ne peut passer de l’un à l’autre par déformations successives comme pour le nœud de 8). Ainsi le NB est-il dit chiral ou spéculaire : son image dans le miroir correspond à un noeud différent.

    Lacan - Le noeud borroméen

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    3) A noter que le diagramme du nœud de trèfle et du NB peut être ramené au triskel, réduction schématique du nouage lui-même, soit le cœur du nœud.

     

    Le NB dans la théorie lacanienne

    « Si l'inconscient existe, ça part d'une autre façon de considérer l'espace »

    Le NB tel que l’amène Lacan constitue une écriture du sujet, un modèle pour rendre compte de la structure psychique et de ses articulations signifiantes. A la différence de la logique, la topologie (et en particulier la théorie des noeuds) permet d’appréhender les questions de frontières (bord), de dedans-dehors, de coupure et de raboutage, ou encore de trou, de retournement, qui apparaissent dans la clinique.

    Le caractère archétypal du nœud de trèfle, à commencer par sa nécessaire ternarité et sa correspondance avec le NB, prêtait à de nombreuses explorations théoriques (et manipulations pratiques !) : aussi est-ce par cet outil que Lacan interroge la ligature des 3 dimensions du parlêtre, Réel, Symbolique, Imaginaire (appelées « registres » dans la conférence d’introduction en 1958, soit ce qui s’écrit).

    A noter que ce modèle ne permet en rien de systématiser la pratique, il ne saurait tenir lieu de diagnostic et n’offre aucune solution ; son intérêt est d’abord dynamique, car, induit de la clinique, c’est dans son maniement même et les hypothèses qu’il suscite que l’analyste sera à même de se repérer, car « le nœud, il faut le faire », c’est même tout l’enjeu de la cure, dont le Réel n’est accessible que par l’écriture.

    Lacan répète ce qui définit le NB, à savoir que la section d’un quelconque libère les 2 autres. Mais on peut relever aussi que le nouage, c’est ce qui fait trou (chacun passe dessus / dessous), de sorte qu’apparaissent des entrelacs : il y a du jeu, de l’équivoque, ce qui peut se dégager de l’écriture du nœud (chaque rond est coupé 2 fois, si bien que chacun peut recevoir 2 interprétations). Les croisements, qui créent du trou, du discontinu, métaphorisent aussi l’absence de rapport sexuel. Lorsque le noeud rate (il y manque une coupure), un rond au moins se trouve désamarré, les 2 autres se trouvant alors également libres, ou bien enlacés (cad. mis en continuité, pas de décollement possible). Cet enlacement ou interpénétration des 2 ronds figure l’inceste.

    Le nouage écrit cette définition : un signifiant ne vaut que lorsqu’il est noué à au moins un autre signifiant, ce qui n’est possible que grâce à un troisième. Il constitue une écriture du sujet en tant qu’il parle. Le croisement, le nouage, c’est ce qui fait parole. Le Nom-du-Père, P, c’est l’ensemble du nouage borroméen comme tel ; il suffit qu’un croisement rate (P0), que l’opération de nomination fasse défaut, pour parler de forclusion du NdP. La forclusion du NdP, c’est donc l’impossibilité de parler (soit une sorte d’exclusion du symbolique, où le sujet peut s’identifier selon les cas aussi bien à un Réel dévorant qu’à à cette dimension symbolique désarrimée, faisant problème de son corps et de son inscription dans le Réel).

    La clinique permet d’observer le ratage du nœud : par ex. les injonctions intérieures qui commandent le psychotique de l’extérieur peuvent renvoyer à l’autonomie du S, et le moi est rabattu sur la coalescence corps (I) / Réel ; ou bien le moi s’identifie à S, à un regard, et se voit sans corps propre, désincarné, l’image du corps étant attribuée à un autre, un intrus.

    « Si le cas est bon, quand il y a un de ces ronds de ficelle qui vous manque, vous devez devenir fou… [Si ce n’est pas le cas] ça veut dire que vous êtes névrosés » (11 décembre 1973).

    Très tôt, Lacan insiste sur l’équivalence des 3 ronds, cad. que n’importe lequel peut faire nœud. Le sem.NdP (1973-74) signale cpdt. un « ordre » (en tant que l’un des ronds noue les 2 autres et spécifie une orientation). Mais dans RSI (1975-75) : "Les trois cercles du nœud borroméen sont à titre de cercle tout trois équivalents, je veux dire constitués de quelque chose qui se reproduit dans les trois" : chacun se laisse représenter par un rond de ficelle ou un tore (consistance imaginaire), chacun cerne un trou, tourne en rond, se répète et ne vaut que dans son articulation aux autres (dimension symbolique), et le nouage lui-même tente d'écrire ce qui se joue (le Réel, savoir de l'Icst)... d'où la pertinence, aussi, du noeud de trèfle qui se présente comme continu.

    Par exemple, si l’amour fait nœud (en tant qu’il est principe de jonction, ce qui porte à un au-delà), il peut relever de différents registres.

    Ex1 : dans le christianisme, il s’agit d’aimer Dieu, cad. la parole, qui relève du symbolique > le rond moyen est occupé par le Symbolique de l’amour (« tu aimeras ton prochain comme toi-même »), nouant le corps comme Imaginaire à la mort comme Réel : I-S-R (le corps se présente comme déchet, promis cpdt à la résurrection) ; il y a éjection apparente ou ignorance du désir ; un tel nouage est imputable au sadisme et à la perversion de l’Autre (cf. doctrine de la faute originelle)

    Ex2 : chez les Grecs et les Cathares, l’objet du désir est inaccessible, l’amour relève de la contemplation (amour platonicien, idéalisation de la dame) > il est rapporté à l’Imaginaire, la jouissance étant située dans le Dire (S), qui se voit noué au Réel de la mort. 

    Au fil des séminaires, le NB va permettre d’écrire et d’articuler les ingrédients de la parole.  

    Lacan - Le noeud borroméen (1974)

    Schémas disponibles sur le site de Jean-Pierre Valas

    Lacan - Le noeud borroméen

    Enfin Lacan signale leur consistance (d'où le recours au tore), cad. que la parole fait matière, le signifiant (S) chiffre et borde une jouissance (R) qui emporte un certain réel et qui se diffracte dans les images (I). Que les nœuds soient consistants, cela veut dire aussi que sur chaque dimension on peut opérer (couper / rabouter / inciser / retourner), de façon à permettre de nouveaux nouages, en quoi le NB est un outil pour l’acte analythique. 

    Lacan - Le noeud borroméen

     


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