• Lacan - Le séminaire sur la lettre volée (1955)

    Le séminaire sur la lettre volée (26 avril 1955)

    Illustration : Tristan Meudic, références en cliquant ICI.

     

    On appréciera la démarche toujours formative de Lacan par laquelle il se soustrait à l’exposé théorique comme à la linéarité cartésienne, en menant plutôt une analyse du récit, préférant ainsi nous faire entendre, presque palper, ce qu’il en est du signifiant. L’introduction qui, dans les Ecrits, suit la conférence et est censée l’éclairer (en tant que ce qui suit explicite ce qui précède) participe de cette démarche déstabilisante donc stimulante ; pour le coup on a droit ici à une formalisation ardue et franchement décourageante, frustrante : avec des suites mathématiques, Lacan démontre comment le signifiant impose sa loi à la mémoire (ou aux processus inconscients de la mémoration). Et il s’arrête là. Le lien avec le séminaire sur la lettre n’est pas tissé. Le lecteur est ainsi conduit à reprendre le texte de la conférence, à faire retour, en ayant en tête les développements de l’introduction, où Lacan insiste tout de même sur la difficulté de ce qu’il propose : son programme est un défi qui implique une « conversion subjective ». Ainsi le lecteur est-il convoqué à participer à l’élaboration de la réflexion, sommé d’y « mettre du sien ».

     

    Dans cette conférence, Lacan cherche à expliquer l’automatisme de répétition (wiederholungszwang, in Au-delà du principe de plaisir), qui n’est rien d’autre que l’insistance d’un signe dans la chaîne signifiante. L’inconscient étant structuré comme un langage, c’est le symbolisme qui préside à la constitution du sujet ; les images liées à l’expérience ne font elles-mêmes sens qu’à être rapportées à la chaîne symbolique. Forclusion, refoulement et dénégation relèvent également de cette logique : ils résultent d’un déplacement du signifiant.

     

    Le conte de Poe est exploité par Lacan pour démontrer que le sujet est déterminé par le parcours du signifiant. L’histoire s’articule en deux scènes, l’une primitive (dans le boudoir de la Reine), l’autre de l’ordre de la répétition (chez le ministre D). Elle détermine trois positions par rapport à la lettre : ne rien voir / voir que l’autre ne voit rien et croire que la lettre restera dissimulée / voir la lettre. L’alternance des personnages à ces 3 places définit l’intersubjectivité. Leur déplacement est commandé par la lettre elle-même, figure du pur signifiant.

    Selon Lacan, ce qui fait l’intérêt de ce conte ce n’est ni l’intrigue prétendument policière, ni son apparence de fable, ni le fait que tout le monde soit joué, mais sa vraisemblance même, qui donne à voir la vérité pour ce qu’elle est : une fiction.

    Le drame sans parole du déplacement de la lettre est ici doublé d’un drame de la parole, à partir de la mise en tension des deux dialogues entre le Préfet et Dupin.

    - Dans le 1er dialogue, l’un est sourd, l’autre entend, ce qui exemplifie le préjugé selon lequel la communication se ferait à sens unique. En réalité le dispositif narratif est complexe, puisque le compte-rendu du drame initial est médiatisé par trois personnes : récit de la Reine au Préfet, qui lui-même rend compte à Dupin, qui rapporta l’histoire au narrateur. Ce 1er dialogue a ainsi valeur d’exactitude, il fonde le réalisme de la fable.

    - Le 2d dialogue a quant à lui rapport avec la vérité même, où il est question de la méthode Dupin, qui retourne ses cartes et déploie ses « trucs », dénonce l’érudition trompeuse tout en faisant étalage. De tout ceci il resort que la vérité n’apparaît qu’autant qu’elle se cache.

    Mais si ce discours fait apparaître la vanité des recherches, de la raison, aussi bien que l’imbécillité du Préfet, il ne dit pourtant pas pourquoi la lettre est restée en souffrance, puisqu’elle était bien dans le champ même de l’investigation. Il faut ici reconnaître qu’elle ne relève pas de la dimension spatiale, qu’elle ne vaut pas comme objet. C’est sa nature de signifiant qui la voue à rester cachée, comme manquant à sa place, échappant fatalement au sujet. Les policiers l’ont bien vue, prise, manipulée, mais ils ne l’ont pas reconnue, sans doute parce qu’elle ne vaut pas comme support d’un message (« le signifiant n’est pas fonctionnel ») et que la parole dont elle est la trace ne les concerne aucunement.

    De cette lettre, nous ne connaissons ni le message, ni l’émissaire, mais nous en savons le pouvoir subversif : elle trahit l’autorité royale ; dès lors, peu importe son propriétaire, c’est au détenteur qu’elle confère un pouvoir. Mais en même temps elle est vouée de fait à un non-usage (sitôt produite elle dissiperait le pouvoir) et condamne à l’impuissance son détenteur. Ce pouvoir est imaginaire (narcissique) car il ne tient qu’au fait que la Reine volée sait qui est le voleur et le croit capable de tout. (A noter que dans le conte, la lettre est en outre le signe de la femme « pour ce qu’elle y fait valoir son être » de femme « en le fondant hors de la loi » qui pourtant la contient en l’instaurant comme fétiche.)

    En attendant ces attributs justifient pleinement le titre anglais, « The purloined letter » : la lettre détournée ou la lettre en souffrance, et attestent de sa valeur de signifiant qui « ne se maintient que dans un déplacement... quitte à y faire retour circulairement », déplacement qui conditionne les actes et le destin des sujets. Ils s’en trouvent en quelque sorte possédés.

    Finalement la lettre reviendra à sa place, non sans que chacun de ceux qui l’ont détenue y trouve son compte ; la fable révèle qu’« une lettre arrive toujours à destination », elle met en scène la valse intersubjective « où l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée ».

     

    L’introduction sur la syntaxe de l’inconscient et les possibilités du Sa

    1. L’alternance + / - note la présence OU l’absence, l’une excluant l’autre, mais l’une appelant l’autre (comme avers et revers) ; dans cette alternance binaire, point de loi, l’automaton règne.

    2. Mais la désignation, l’introduction du signifiant (fort-da), opère un décrochage, c’est une mise en scène du réel, fondée sur la remémoration/anticipation (le jeu se fait sur fond d’absence de l’objet, de la mère), ce qui suppose une mise en séquence ternaire ; ce niveau fait intervenir une loi interne, une syntaxe : production d’une suite constante notée 1 (+ + + ou - - -), d’une alternance notée 3 (- + - ou + - +) ou d’une dissymétrie notée 2 (+ + - , - - + , + - - , - + +). A ce niveau, on constate non seulement que la dissymétrie (2) est bien plus fréquente que les suites régulières (1 et 3), mais qu’une suite paire de séquences dissymétriques ne peut être rompue que par une séquence constante, et qu’une suite impaire de séquences dissymétriques ne peut être rompue que par une séquence alternative.

       > Ce que met au jour l’articulation des 2 syntaxes (en 1-2-3 et α-β-γ-δ) dès lors qu’on passe à la représentation, c’est l’existence d’une structure (signifiants prévisibles ou exclus) de telle façon que la mémoire est enchaînée à la loi.

     

     

    > Audition de la nouvelle d'E.A. Poe en cliquant ICI.

    Commentaire de l'introduction par Agnès Sofiyana sur Cairn.info.


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