• Le Décalogue I

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    I- (2) Je suis l'Éternel, ton Dieu

    qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte,

    de la maison de servitude.

     

     

    La première des "Dix Paroles" (traduction littérale de l'hébreu) n'est pas un commandement ; c'est une assertion simple par laquelle Dieu se manifeste et se fait connaître. Il se présente. Qu'est-ce à dire ?

    Qu'il ne peut y avoir commandement sans l'autorité première du nom ; que l'injonction ou l'interdiction ne sauraient s'énoncer d'un lieu anonyme : la puissance ordonnatrice se noue d'abord dans la reconnaissance d'une instance supérieure, dans la soumission et la dette à son égard. Ainsi les commandements ne tirent pas leur valeur d'un certain rapport à la vérité, ni de leur ancienneté, non plus que d'une force coercitive et menaçante, mais de l'autorité dont ils émanent... En d'autres termes, la loi n'est rien sans l'instance qui l'assume. La question première est bien celle de la légitimité.

     

    Alors qu'est-ce que l'autorité ? Etymologiquement (auctoritas), c'est la garantie, le prestige et même l'exemplarité ; émanant de l'auteur (auctor), elle est le pouvoir légitimement conféré par l'acte créateur. Ainsi elle est plus proche de la responsabilité que de la force, qui la dévoie : « L'autorité diffère beaucoup de la puissance. L'une rend vénérable, l'autre redoutable, l'une inspire le sentiment du respect, l'autre celui de la crainte. On défère à l'autorité, on cède à la puissance. L'autorité se rapporte davantage à la dignité, la puissance à la force » (B. Lafaye, Dictionnaire des synonymes, 1893).

    Prenant la parole, Dieu commence donc par revendiquer son autorité, il se déclare. Modèle législatif, ce texte montre que la loi est bien une parole, elle engage celui qui l'énonce (voir par exemple la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen) ; sous des dehors intemporels et universels, elle puise sa force hors d'elle-même, dans l'autorité fondatrice. Alors, aujourd'hui, que pouvons-nous dire de la légitimité politique censée garantir les règles qui nous lient ?

     

     

     

    Qui parle ? Le nom de Dieu

    On remarque que Dieu se désigne essentiellement par l'attribut qui le sépare de l'humanité : "Je suis l'Eternel"; ce n'est pas vraiment un nom, c'est une qualité érigée en permanence ontologique. Ainsi, ce qui est d'emblée posé, c'est une rupture incommensurable : je suis ce que tu ne seras jamais, je suis l'innommable qui te dépasse infiniment. Si ce n'est pas un commandement, une telle prise de parole ordonne néanmoins la relation et assigne d'emblée à l'homme une position d'infériorité.

    Quant au nom de Dieu, YHVH, il faudrait, pour respecter l'hébreu, disposer en français d'un mot imprononçable ; formé de 4 consonnes, le Tétragramme est inarticulable, indicible (d'ailleurs la tradition rabbinique interdit de prononcer le nom de Dieu : voir le 3è commandement). Le nom "Yavhé" que l'on rencontre parfois est le fait de la traduction catholique, mais il n'est pas reconnu par les Juifs qui, dans la conversation, disent "haChem" (le Nom). Quel sens peut avoir le Tétragramme ? Les lettres HYH correspondent à une racine lexicale du verbe "être" et, si l'on se reporte à l'épisode du Buisson ardent (Ex III,13-14), Dieu recommande à Moïse de LE présenter ainsi : “Je suis ce que je suis” (Ehyéh Acher Ehyé), d'où la traduction parfois proposée de "Je suis celui qui est".

     

     

    Mais cette périphrase affirme déjà que s'il n'a pas d'existence, Dieu a au moins une essence, alors que le texte originel indique soigneusement que Dieu est celui qui n'a pas de nom, qu'il échappe absolument à la chaîne signifiante ; il est, littéralement, interdit. N'est-ce pas cette dérogation, plus encore que sa qualité d'éternel, qui établit son caractère sacré et inaccessible ? Dieu n'est ni un sujet ni un objet, pas même un concept, il est pure autorité, pur principe ordonnateur. Comment est-ce possible ? Comment peut-il précéder l'homme et ne pas être ? De quoi se soutient-il s'il n'a aucun référent ? La réponse est apportée par la relative qui complète le nom.

     

     

    La fonction divine

    Dans ce mouvement d'auto-dévoilement par la parole, Dieu énonce son action : "qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte". Dieu n'est pas mais il agit. Le passé composé (indiquant un passé proche) et le nom propre (Egypte) attestent de la réalité historique, tangible, de son intervention ; l'apposition et la métaphore de "la maison d'esclavage" mettent en exergue la fonction essentiellement libératrice de Dieu. Nul doute que dans un contexte si solennel, la sortie d'Egypte a valeur symbolique : cet épisode représente plus largement la possibilité pour l'homme de briser ses chaînes. Quelles sont-elles ? celles de notre condition animale et mortelle ? ou bien celles de la dépendance infantile ? ou encore celles de l'aliénation du désir ? En tous cas Dieu est ici principe d'affranchissement, vecteur d'émancipation, et c'est très exactement de cette fonction qu'il tire véritablement sa légitimité à prescrire à l'homme ses devoirs : c'est parce qu'il y a liberté qu'il faut édicter des règles ; ce qui se substitue à l'antique esclavage, c'est l'instauration de la loi... Nous voudrions bien l'oublier, et, en rabattant la liberté sur la jouissance et l'absence de limites, nous y arrivons assez bien ; pendant que Moïse recueille la parole de Dieu, son peuple impatient érige un veau d'or. Pourtant, ce qui s'énonce ici, c'est le principe même de l'éducation, du latin « ex-ducere », faire sortir de, par quoi on élève et on oblige en même temps.

     

    Dès l'ouverture, il s'en dit donc beaucoup, de ce Dieu dont émane la loi. Qu'il ait disparu de la circulation ne veut pas dire qu'on puisse enterrer ce qu'il a révélé. Ce qui est ici révélé, préalablement à tout commandement, c'est l'autorité de l'instance libératrice en même temps que l'affirmation d'une dette. Ce qui vaut et suffit à fonder la Loi, c'est la Parole qui nous lie. Innommable, la figure même de Dieu n'a pas d'importance ; d'ailleurs l'Evangile selon Saint-Jean en dit assez, à savoir la primauté du verbe : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. / Il était au commencement en Dieu. / Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe. » Le verbe, c'est-à-dire Dieu ou le langage, en tant qu'il nous pré-existe, en tant qu'il ordonne notre rapport au monde et nous engage. Ainsi, ce texte mythique qui présentifie Dieu n'a je crois rien perdu de sa vigueur en ce qu'il condense et rappelle les lois mêmes de la parole : c'est par elle que nous trouvons notre place, c'est elle qui nous fait sujets (à la fois JE et TU, agent et vassal, maître et esclave). C'est bien elle enfin qui nous libère et nous oblige dans un même mouvement.

     

    Hélène GENET

     

    Indications bibliographiques : "Les Dix Commandements" de Marc-Alain OUAKNIN, Seuil, 1999 ; "Les lois de la parole", de Jacqueline LEGAUT, Erès, 2004.

     

     

    Illustration : "Moïse recevant les tables de la loi", Marc CHAGALL, 1960-66, Musée Chagall


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