• Le Décalogue II

    II- (3) Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face.

    (4) Tu ne te feras pas de statue, ni de représentation quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, de ce qui est en bas sur la terre, et de ce qui est dans les eaux plus bas que la terre.

    (5) Tu ne te prosterneras pas devant elles, et tu ne leur rendras pas de culte ; car moi, l'Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis la faute des pères sur les fils jusqu'à la troisième et à la quatrième (génération) de ceux qui me haïssent, (6) et qui use de bienveillance jusqu'à mille (générations) envers ceux qui m'aiment et qui gardent mes commandements.

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    Le second commandement condamne le péché d'idolâtrie, il laisse entrevoir la figure d'un « Dieu jaloux » et vengeur. Mais pour poursuivre la lecture que je me suis proposée (voir l'analyse de la première parole), je me garderai de me laisser impressionner ; il s'agit seulement de creuser le texte pour comprendre ce qui est ainsi délimité par la Parole et cerner la fonction de Dieu dans notre difficile travail d'émancipation.

     

    Le ton adopté est autoritaire ; porté par le futur, bien plus catégorique que le mode impératif, il scelle le destin de l'homme « jusqu'à mille générations ». L'injonction se développe sur quatre versets car elle est assortie d'une justification (à partir du « car » explicatif), mais en réalité c'est une menace : Dieu expose la punition et avertit qu'il départagera les hommes entre « ceux qui [le] haïssent », et ceux « qui gardent [ses] commandements ». Ilse fait censeur et justicier. On voit qu'il cultive ici un registre affectif (il rabat la désobéissance sur de la haine) et une logique de rétribution par laquelle s'affirme sa toute-puissance. L'amplitude de la période, sa rythmique et l'hyperbole ont même un effet intimidant. Si la première parole manifestait l'autorité, la seconde fait montre d'autoritarisme. A la reconnaissance tacite se substituent la peur et la culpabilité ; à la figure du libérateur celle du castrateur. Comment comprendre une telle métamorphose ?

     

    A première vue, ce que Dieu revendique c'est l'exclusivité du culte. Je ne m'étendrai pas sur le contexte politique qui accompagne les progrès du monothéisme1 au moment où s'écrit la Bible, non plus que sur la tentation totalitaire inhérente à ce type de croyance ; ce qui m'intéresse ici, ce sont les rapports entre l'homme et la divinité. Par delà l'orgueil et la jalousie trop humains qu'il affiche, Dieu formule ici deux interdits distincts : d'une part il condamne l'adoration d'un tiers, d'autre part il récuse les statues, les représentations ; à l'époque, ce quatrième verset fait probablement allusion aux idoles des cultes polythéistes, et l'histoire montre que la consolidation politique des monothéismes passe souvent par l'iconoclasme. En tous cas, la prescription est commune au Judaïsme et à l'Islam.

     

    Mais on peut aussi lire l'injonction comme une mise en garde contre les images en général, les fétiches, les simulacres qui détournent de la rencontre de l'altérité. Les représentations dénaturent l'objet du culte (on croit qu'il est accessible, qu'il appartient à notre monde sensible); au contraire, l'interdit de la figuration protège la transcendance. Dieu, qui est innommable, est aussi irreprésentable : c'est précisément ce qui justifie la vénération, et même qui la rend possible ; en effet, peut-on véritablement aimer un objet ? Le péché ici incriminé n'est donc pas tant l'hérésie, la déloyauté (alors que dans le livre d'Esaïe, Dieu insiste bien sur son unicité2), que le mensonge et la duplicité : celui-là même que le peuple de Moïse est en train de commettre tandis qu'il s'impatiente au pied du mont Sinaï (Exode 32); sur le plan symbolique, je dirais qu'il s'agit de ne pas se tromper d'adresse, de ne pas fausser la relation en maquillant l'interlocuteur. Au fond ce 2è commandement s'élève moins contre la concurrence qu'il n'exhorte à affronter courageusement le vide, le manque qui signalent Dieu.

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    Reste à comprendre la violence divine que les exégètes s'épuisent à amoindrir ou à excuser. User de menaces et d'un esprit de rétribution (punition / récompense), c'est infantiliser le peuple, fût-il élu. On mise sur les émotions (la peur / l'envie), et non sur la possibilité d'intégrer la loi. Ce n'est donc pas éduquer mais soumettre. L'adjectif « jaloux » signale d'ailleurs une volonté d'emprise, d'autant plus impressionnante qu'elle s'étend aux descendants. Que la peine prévue ne soit pas précisée rend plus inquiétant encore l'avertissement. Alors, Dieu est-il un tyran ? Qu'est-ce qui le distingue ici de Pharaon ? Se peut-il qu'à peine libéré, l'homme soit replacé sous tutelle ? On le voit, la figure est plus complexe qu'on l'a présentée. Loin de la perfection rationnelle que lui a prêtée l'âge classique, Dieu prend plutôt ici le terrifiant visage du père de la horde primitive. 

     

    Trois éléments me paraissent cependant stimulants, voire édifiants :

    • D'abord la menace n'accompagne que ce premier interdit (dans la suite des injonctions divines, aucune allusion à la moindre sanction), ce qui souligne la gravité capitale du péché d'imitation ; en effet, si l'on travaille à contourner ou à masquer l'instance divine, alors on devient sourd à sa parole ; ce qu'il faut sauver coûte que coûte, c'est une radicale altérité.

    • Ensuite, la punition est étendue aux descendants : le commandement leste donc la responsabilité de chacun en impliquant les enfants et les petits-enfants ; sous ses allures despotiques, il scelle malgré tout la communauté dans un devoir de transmission.

    • Enfin la violence divine n'est pas aveugle car elle est contrebalancée par une promesse de bienveillance envers ceux qui observent la Loi ; la menace angoisse mais délimite dans le même temps un champ rassurant, et elle oblige à se positionner clairement.

    En conclusion, il faut reconnaître combien il est difficile d'affronter cette figure du « Dieu jaloux », mais on voit que l'activation de l'angoisse et le recours aux affects sont le pendant d'une mise à l'épreuve qui reste salutaire.

     

    Hélène GENET

     

     

    (1) voir par exemple ici : "Politique du polythéisme" sur le blog de Koffy CADJEHOUN 

    (2) Esaïe : « (45.5) Je suis l'Éternel, et il n'y en a point d'autre, Hors moi il n'y a point de Dieu ; Je t'ai ceint, avant que tu me connusses. - (45.6) C'est afin que l'on sache, du soleil levant au soleil couchant, Que hors moi il n'y a point de Dieu: Je suis l'Éternel, et il n'y en a point d'autre. »

    (3) Compléments bibliographiques  : René GIRARD "Les Dix Commandements : des interdits qui dévoilent le désir mimétique", article paru dans Violence et éducation (Ed. L'Harmattan, 2001 - p.101) et un article de Christophe BORMANS, psychanalyste, "Sacrée violence ! Le meurtre du père revisité par Freud, Girard et Lacan", publié sur son blog et paru dans Psychologie de la violence (Ed. Studyrama, 2005).

     

     

     

    Illustrations : "Moïse brise les Tables de la Loi" de Marc CHAGALL, 1931

    "Le veau d'or", Installation d'Olivier Lecourtois dans un coffre-fort du Crédit Agricole


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