• Le Décalogue - Introduction

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    Pourquoi le Décalogue ?

     

         Si l'ample récit de l’Exode ou la figure tutélaire de Moïse prêtent volontiers à la variation littéraire ou artistique, aux réécritures et aux interprétations mythographiques, le fameux Décalogue de son côté ne prête guère à rêver. Enoncé lapidaire (120 mots en hébreu) et terriblement autoritaire, d'où l'apellation tardive de "Dix commandements", c'est un passage dépouillé de tout élément narratif qui ne convoque aucun imaginaire et se présente comme parfaitement dénué de poésie.

          Aussi, rares sont ceux qui se sont essayé à les illustrer, c’est-à-dire à mettre en scène des situations interrogeant les prescriptions

    (comme par exemple le réalisateur polonais Kieslowski),  car au fond le discours recueilli en haut du Sinaï est inaltérable : parole de Dieu lui-même, on ne saurait modifier une lettre de cet énoncé sans le dévoyer. Dans sa formulation injonctive et programmatique, il semble enfermer son destinataire et laisser assez peu de marge à l’interprétation.

           Le Décalogue est d’autant plus décourageant qu’il est chargé de prosélytisme, de catéchisme ; sa simplicité et son efficace ont bien souvent servi les ambitions politiques de la religion, soucieuse d'asseoir son autorité. Et de s’offrir si facilement à la récupération moraliste, c’est bien ce qui a assuré sa postérité, mais c'est aussi ce qui nous empêche d'y revenir avec impartialité. Freud disait d'ailleurs que « la sainteté que nous avons reconnue au décalogue émousse notre discernement pour percevoir la réalité » (L’Interprétation des rêves).

           Finalement, le Décalogue se donne pour un morceau rebattu qui ne brille ni par son originalité, ni par une quelconque poésie, non plus que par son actualité ; à notre époque sans foi ni loi, il est même plutôt reçu avec un certain mépris, en tous cas avec désinvolture. Édictant la croyance en un Dieu unique ou proscrivant l’adultère, il est relégué au rang des archaïsmes religieux, et même soupçonné de faire le lit d’une aveugle servilité dont on se serait fort heureusement débarrassé...

     

    Dès lors, qu’attendre et que faire de ce morceau de choix ?

           Je suis partie d'une angoisse, d'une angoisse personnelle, devant le délitement de la loi. La post-modernité - on entend par là nos sociétés occidentales massivement converties à l'ultra-libéralisme, dégagées de tout récit fondateur et de toute transcendance - cette post-modernité n'appréhende plus la loi que comme ce qui contrarie péniblement la liberté, ce qui s'y oppose et non ce qui la protège ; pour nos contemporains, elle est perçue comme un principe coercitif d’asservissement. Paul Ricoeur dit qu'elle est devenue « un impératif formel, vide de contenu, enraciné dans la seule liberté humaine, dans l'autonomie », mais du même coup, elle n’est plus aimée.

           La question est donc : quelle loi peut aujourd'hui être reconnue comme incontestable et inévitable, quelle loi peut faire autorité ? Dans une culture résolument athée, peut-on encore fonder une autorité transcendante ? Si oui, la Bible qui en fut le creuset pendant plusieurs siècles offre-t-elle encore, malgré la mort de Dieu, une référence valable ? Une telle question nous presse d'enquêter du côté des manifestations du divin, à commencer par la parole de Dieu lui-même, dont la Bible est la caisse de résonance. C'est ainsi que le Décalogue resurgit comme un modèle digne d'être interrogé. 

     

    L'originalité du Décalogue : une Loi adressée

     

    L'adresse

           Les dix paroles ne sont pas énoncées sur le mode impersonnel des lois humaines (les hommes, nul ne, tout homme qui, il faut, on doit...) Formulées au mode indicatif, elles font au contraire apparaître les sujets de l’énonciation, le JE et le TU, c’est-à-dire qu’elles instituent une relation intersubjective : c’est à travers elles que peuvent dialoguer les instances. Comme le rappelle Marie Balmary, « la relation dans laquelle on reçoit la loi est aussi décisive pour le sens que cette loi et son contenu » (1). Puis-je me sentir obligé envers une abstraction ? Non. Marie Balmary convoque ici l'exemple de Socrate qui refuse de se dérober à sa propre condamnation à mort et qui, pour se justifier devant ses amis, imagine que les lois viennent en personne lui demander des comptes (2). 

           Cependant, dans le décalogue, on objectera que YHVH est toujours sujet, l’homme toujours placé en position d’objet : faut-il le comprendre comme un lien de subordination inéluctable ? Dany-Robert Dufour par exemple y voit « des injonctions de soumission à Dieu qui, dans la sphère privée, construisent le sujet comme sujet de Dieu » (3). Et en effet la loi se donne comme venant d'autrui, elle est d'abord hétéronome. Sans doute qu'elle se présente toujours d’abord comme contraignante, coercitive : elle commence par asservir, elle est bien une épreuve pour le sujet, peut-être une menace de dissolution. 

           Alors, comment articuler cette provenance avec la noble autonomie morale vers laquelle nous devrions tendre ? Paul Ricoeur aborde de front cette délicate question de l’hétéronomie religieuse : la chose est difficile à penser, pour nous, modernes post-kantiens convertis aux lumières de la raison, qui opposons irrémédiablement la soumission à l’autorité d’une part, le libre-arbitre de l’autre (4).

             Cela étant, on peut aussi considérer que la parole de Dieu, focalisée dans l’unicité d’un JE, a d’abord pour effet de singulariser l’être auquel elle s’adresse. En face du Dieu unique, le monothéisme a le mérite inédit de construire un interlocuteur individualisé. En outre, pourquoi prétendre que les pronoms de l’énonciation seraient inamovibles ? Au contraire, JE et TU sont en droit interchangeables : en réalité, ils fondent une réciprocité qu’on aurait tort de perdre de vue. Ainsi rien n’empêche d’entendre que le JE divin invite le TU à s’élever et à prendre la parole à son tour, bref à devenir lui-même pleinement sujet : non pas serf, mais agent. A lire le texte à la lettre, rien ne s'oppose à cette interprétation, et pour ma part, je plaide pour une pleine responsabilité du sens.

           Il faut aussi s’interroger sur la relation ainsi constituée par l’adresse divine : simple rapport d’asservissement ? Si tel était l’enjeu, Dieu ne se serait certainement pas donné la peine de prendre la parole, de convoquer l’homme, car à partir de là il l'invite à se positionner. L'injonction n'est pas la force, elle est parole, et cela change tout. Le modèle de cette relation est donc sans doute d’un autre ordre.

     

    Le mode

          On note que les lois de Dieu sont déclinées en l’absence de toute circonstance conditionnelle : ce sont des lois dites "apodictiques", c’est-à-dire absolues, catégoriques (qui s’opposent aux lois casuistiques, lesquelles examinent les différentes réalisations possibles : si ceci... alors cela); de telles lois ne prévoient pas le réel mais dessinent un idéal.

           En outre, elles s’énoncent majoritairement au futur de l’indicatif (sauf dans les versets 2 où Dieu se présente, 8 sur le Sabbat et 12 sur l’honneur dû aux parents). A la différence de l’impératif qui commande réellement, c’est-à-dire qui contraint aussitôt le destinataire à agir (dimension performative), le futur exprime une certitude : faut-il comprendre que le devenir de l’homme est ainsi scellé et que son libre-arbitre est de fait confisqué - ou bien l’entendre comme une promesse ? 

           André LaCoque plaide pour la seconde interprétation, à cause de l’intrication du récit de l’Exode avec le don de la Loi (il rappelle qu'en hébreu, berît veut dire à la fois « alliance » ET « commandement ») : l’ensemble biblique dans son entier ne cesse de faire valoir le lien direct entre promesse et commandement : c’est parce que l’homme est désormais libre qu’il a besoin de la loi ; la liberté, faut-il le rappeler, n’est pas licence, mais elle oblige chacun à dépasser ses désirs, elle exige donc la loi. Il faut donc lire ce futur moins comme un impératif que comme la marque d’une énonciation amoureuse : « Israël est placé devant une tâche à honorer et non pas devant un ordre coercitif auquel il doit obéir » (4) ; ce que sollicite un commandement, c’est un « je veux », une libre adhésion, tandis que la loi débouche mécaniquement sur un « je dois ». 

           Ainsi l’assurance du futur construit une image de pureté à laquelle il s’agit de se conformer. Selon Marie Balmary, nous avons affaire à « une loi prophétique qui annoncerait, sous cette forme négative qui ne fait pas prédestination, l’homme délivré du meurtre : un jour – lorsque tous tes jours seront vraiment tes jours – tu ne tueras pas ». Esquisse d’un futur désirable, promesse également. Quant à l’hypothèse d’une relation amoureuse, elle sera en effet explicitée et développée dans le Deut. (6, 4 et 10, 12), amour qui oblige et qui forme à la responsabilité à l’égard d’autrui.

     

    Les négations

           On notera en outre que 7 commandements sur 10 commencent par la négation "Lo", ne pas : ce sont des formulations majoritairement négatives (sauf IV et V), des interdits plutôt que des prescriptions. On peut en déduire l’aspect purement coercitif des dix paroles, mais aussi considérer que « l’interdit qui limite la puissance d’agir protège mieux que le droit » (M. Balmary). 

           On sait que la négation nomme en creux ce qui est possible. Se référant à Saint-Paul, Lacan commente : « Toutefois je n'ai eu connaissance de la Chose que par la Loi. En effet je n'aurais pas eu l'idée de la convoiter si la Loi n'avait dit - Tu ne la convoiteras pas. - car sans la Loi la Chose est morte. » (5) Force est de constater que les dix paroles ne se contentent pas de faire barrage : elles décrivent l'homme, et même elles font l'homme au sens où elles participent directement à la structuration de son désir. Interdire, on le sait, ce n'est pas nier le désir, c'est au contraire le reconnaître et l'ordonner. La loi crée, supporte, soutient le désir. Bataille cette fois : «  l’interdit transfigure, il éclaire ce qu’il interdit d’une lueur à la fois sinistre et divine : il l’éclaire, en un mot, d’une lueur religieuse » (6) 

     

           Avant même de rentrer dans le détail des dix paroles, on voit donc ce qu’ordonnent ces choix énonciatifs. Selon P. Ricoeur, il s’agit d’ « une loi dont on nous dit qu'elle n'est pas un code, qu'elle déploie un programme de liberté à partir d'une annonce de liberté ». Cela promet...

    H. Genet

     

    (1) Marie Balmary, « Les loi de l’homme », Etudes, juill-août 1991, Assas Editions, pp.45-58.

    (2) Platon, Criton, 50, a-c.

    (3) Dany-Robert Dufour, L'individu qui vient après le libéralisme, Denoël, 2011.

    (4) Paul Ricoeur & André LaCoque, Penser la Bible, Seuil, 1998.

    (5) Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Séminaire VII (1959-60), Seuil, 1985.

    (6) Georges Bataille, Les larmes d'Eros, Jean-Jacques Pauvert, 1961.

     


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