• Le Décalogue - Préambule

    Commentaire analytique

    du Décalogue, Exode, 20-1/17

    (d'après la traduction "La Colombe",

    nouvelle version Segond révisée, 1978)

     

    - PREAMBULE-

     

    Nul doute que nous vivons des temps d'égarement où la loi se disloque ; sans même évoquer une quelconque loi morale dont on ne voit plus bien aujourd'hui qui en serait le dépositaire (je passe sur la mort de Dieu et 

       

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    la destitution de l'autorité paternelle), il suffit de considérer l'état pitoyable de notre législation : d'une part la prolifération des amendements et des décrets l'ont rendue illisible, même aux yeux des professionnels du droit : de plus en plus les actions juridiques visent à la retourner contre elle-même et à en exploiter les contradictions ; d'autre part sa valeur même se voit contestée dans la promotion du contrat libéral qui dresse face à face les deux parties et liquide tout bonnement l'instance tierce faisant autorité ; enfin notre société s'épuise à faire valoir les droits des uns et des autres (c'est-à-dire bien souvent leurs désirs), dévoyant ainsi l'esprit de la loi qui ne saurait avoir la moindre valeur si elle sert des intérêts particuliers. Rappelons ici la sagesse cartésienne : « La multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées. »(1)

            C'est dans ce contexte qui rend très problématique le difficile travail d'éducation, que j'ai voulu reprendre un des textes fondateurs de notre civilisation, le Décalogue (2). Socle de la morale judéo-chrétienne comme en témoigne la catéchèse, mais aussi les nombreux échos ou commentaires intra-bibliques (par exemple chez Matthieu 5, 17-29), c'est un texte qui hante la mémoire de chacun de nous, même s'il est encombré de prosélytisme religieux, à tel point qu'il est perçu comme le modèle de l'énonciation moraliste. Comment expliquer une telle postérité ? En-deçà de ses vertus édifiantes (et de  la virulence critique que de tous temps cela a provoqué), je crois que le Décalogue présente trois qualités qui lui confèrent sa valeur archétypale : sa concision (120 mots en hébreu), son autorité éblouissante (Dieu parle « en personne » et il s'adresse à chacun d'entre nous), et, comme on le verra, sa remarquable intelligence.

            Mais avant tout, il me faut prendre quelques précautions idéologiques contre le néo-conservatisme rampant. Aujourd'hui, rien de plus suspect que ce retour au texte sacré, c'est-à-dire à un ordre ancien qui non seulement présentifie une autorité morale mais soutient la dimension transcendante. George Steiner développe la thèse d'une véritable traque au « faiseur de Dieu » qui « n'a cessé de rappeler à l'humanité ce qu'elle pourrait être et ce qu'elle doit devenir pour que l'homme soit véritablement homme »(3). On sait que les injonctions divines sont jugées dépassées par nos contemporains progressistes, béatement convertis aux lois du Marché et soucieux de consommer en toute quiétude. Ni Dieu, ni maître. Il est entendu que nous baignons dans un bienfaisant pluralisme libéral : le jugement est mort, vive l'opinion ; hors la science, nulle vérité possible. Il en est certains, singulièrement médiatisés (et donc écoutés), pour qui convoquer la parole biblique, c'est évidemment manifester un idéalisme rétrograde, inavouable et dangereux. En ces temps menacés, d'aucuns ne manqueront pas de rabattre cet intérêt sur la tentation intégriste. L'anathème est à la mode, l'étude, hélas, beaucoup moins. Il est grand temps d'analyser sérieusement la prééminence et les ramifications de ce discours néo-conservateur ; c'est là véritablement que prospère la pensée réactionnaire, non dans la référence religieuse, ni même dans le retour aux textes antiques, non plus que dans l'effort pour penser la structuration morale de l'homme.


            Cela étant posé, venons-en à ce qui, chez moi, a suscité cet intérêt et engagé un tel travail. Qu'est-ce qui peut ramener au Livre sacré quelqu'un d'athée(4) et d'assez éloigné des études théologiques comme des activités de traduction ? Élevée dans un catholicisme superficiel mais envahissant, privée d'une véritable transmission, j'ai tôt fait de jeter aux orties aussi bien la foi que son appareillage doctrinaire et rituel. Très vite la rencontre de la philosophie puis de la psychanalyse se chargeait de justifier et de mettre en forme ce rejet. Cependant, sensible au pouvoir expressif comme au manque à dire de la langue, c'est vers des études de lettres que je m'orientais, avec un goût marqué pour la grammaire, la linguistique et l'analyse stylistique qui interrogent le surgissement et le conditionnement du sens. Mon catéchisme était bien loin, cependant je croisais sans cesse les innombrables représentations et récits bibliques qui émaillent notre littérature ; je restais aussi sensible à la poétique biblique. Mais c'est la psychanalyse qui m'indiqua la possible fécondité du Décalogue, à travers la lecture d'un petit ouvrage intitulé « Les lois de la parole »(5), puis une enquête du côté de Lacan(6) qui formait l'hypothèse suivante : « [les fameux 10 commandements] ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu'ils explicitent ce sans quoi il n'y a pas de parole - je n'ai pas dit de discours - possible. » Pour moi qui obscurément interroge inlassablement les fondements de la loi morale, il n'en fallait pas davantage pour éveiller ma curiosité.

     

            On constatera alors rapidement que ma démarche n'a rien de moralisant, ni rien de dogmatique : je n'ai pas d'autre projet que d'interroger et de commenter le plus littéralement possible le texte biblique, au plus près des mots. Ne lisant pas l'hébreu, je me suis contentée, quand cela s'avérait nécessaire, de comparer les traductions (notamment celle de Chouraqui qui se veut très littérale) et d'en appeler parfois aux réflexions de Marc-Alain Ouaknin (7). Ma méthode est donc modelée par l'étude universitaire, fondée sur l'analyse grammaticale et stylistique ; l'effort d'interprétation est irrigué par une certaine culture philosophique et psychanalytique. Cela dit, on sait que le travail d'exégèse remonte aux premiers siècles après Jésus-Christ : il s'inscrit dans l'exercice même de la foi juive, comme le montre la somme de la Thora (Talmud et Michna). Pour la tradition rabbinique, la Parole est vivante et chacun doit s'en emparer par le moyen d'un questionnement actif, selon l'injonction faite à Josué : « Ce livre de la Loi ne s'éloignera pas de ta bouche ; mais tu le murmureras jour et nuit » (1-8). C'est donc probablement à la Bible elle-même, et à la judéité en particulier, que nous devons cette tradition herméneutique qui conditionne si puissamment notre pensée.

            Ainsi c'est chargée de cet héritage que je tente à mon tour de relire honnêtement le paradigme biblique, d'en soupeser les enjeux et - contre les professions de modernisme - de chercher la possible actualité de ces repères désavoués. En cela, je ne suis évidemment pas la première ; mise à part la glose théologique, je signale rapidement les travaux d'Emmnuel Levinas, de Paul Ricoeur, Françoise Dolto, Alain Badiou, George Steiner ou Marie Balmary, qui m'ont accompagnée et stimulée. On mentionnera aussi René Girard qui a vu dans la Bible « une conception originale et méconnue du désir et de ses conflits. »(8) A l'heure du grand bavardage médiatique et de la saturation informationnelle, je propose simplement d'entendre la Parole telle qu'elle s'énonce et d'en retrouver les enjeux. Il sera bien temps, ensuite, de voir ce qu'on peut en faire...

     

    Hélène Genet

    1- René Descartes, Discours de la méthode, II.

    2- A noter que dans le texte hébreu, il n'est question que des « dix paroles » ; le mot Décalogue serait apparu au IIè siècle chez Ptolémé, et quant à la traduction « Dix Commandements », elle n'apparaît qu'au XIIIè ! L'isolement des dix paroles est aussi à aborder avec précaution, les traditions juive, chrétienne et orthodoxe divergeant sur le découpage. Rappelons qu'elles sont énoncées deux fois : par un narrateur anonyme dans l'Exode (20, 2-17), et par Moïse lui-même dans le Deutéronome (5, 6-21). Source : R. Gounelle et A. Noblesse-Rocher, SBEV / Éd. du Cerf, Supplément au Cahier Évangile n° 144 (juin 2008), "Le Décalogue".

    3- George Steiner, De la Bible à Kafka, Bayard Editions, 2002 pour la traduction française.
    4- Le mot ne suffit pas à dire la chose ; si je tourne le dos à toute forme de religiosité, je n'en reconnais pas moins, on le verra à travers ce travail, une réalité transcendante pour laquelle le nom de « dieu » convient assez bien...

    5- Jacqueline Légaut, Les lois de la parole, Conversation avec Camille, Erès, 2003.

    6- Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Séminaire VII (1959-60), Seuil, 1985.

    7- Les Dix Commandements, de Marc-Alain Ouaknin, Seuil, 1999.

    8- René Girard, Je vois Satan tomber comme l'éclair, essai paru chez Grasset, 1999.

     


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