• Le Décalogue VI

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    VI- (13) Tu ne commettras pas de meurtre.

     

    Ce sixième commandement, avec sa formulation lapidaire, est sans doute le plus célèbre : c'est le premier dans l'ordre de la mémoire, c'est le seul dont on se souvient quand on a oublié tous les autres ; il énonce la seule limite que reconnaît encore une bonne partie de notre jeunesse post-moderne complètement désorientée : "Il n'y a pas mort d'homme !", ironise-t-elle trop souvent quand on lui indique l'espace du devoir. Tuer autrui reste un puissant tabou, le dernier peut-être, le dernier rempart contre le grand carnage.

     

    Mais en vérité l'interdit est premier, à n'en pas douter, d'ailleurs dans les Tables de la Loi, il figure en haut de la deuxième colonne, sur la même ligne que la première parole qui énonce l'autorité libératoire de Dieu (voir le commentaire ici). S'il reste indiscuté, c'est peut-être parce qu'il semble s'accorder avec l'instinct de survie. Pourtant "ne pas tuer" n'est pas "préserver la vie". Il ne s'agit pas exactement d'épargner son prochain. Il faut ici rappeler l'importance de la négation, sa fonction castratrice : en même temps qu'elle interdit, elle énonce et reconnaît une possibilité. Oui, le vœu de meurtre est là, tapi en nous, à notre insu, et il est proprement humain : il faut le reconnaître pour s'en départir. Le nier, se croire innocent, c'est peut-être la posture la plus dangereuse. Ce que Dieu commande ici, c'est de renoncer à la pulsion. Laquelle au juste ? De quoi est-il question ?

     

    On remarquera que le mot "meurtre" est employé absolument, sans complément. Autrui n'est pas mentionné. C'est que le mot "meurtre" ne peut viser que l'homme. Non pas la chair humaine, mais bien l'humain. Il s'agit toujours de tuer l'homme en l'homme. Tuer l'autre, le faire taire, prétendre s'en débarrasser. Notre histoire pourtant semble dire le contraire : on n'extermine que ceux qui ont été préalablement déshumanisés, ceux que le regard déjà a réduit à l'état de chose, de quantité négligeable. Personne ne peut tuer son semblable, son égal. Mais cela veut dire que, d'homme à homme, il y a toujours double meurtre : le déni de la parole d'autrui, la négation de l'altérité et de l'identité, précèdent la mise à mort charnelle. Nul doute que le commandement divin interdise les deux tout ensemble. Comprendre ce verset a minima reviendrait à ignorer la nature même de l'homme.

     

    Avant que de proscrire le meurtre, Dieu réprime ici la tentation de traiter l'autre en objet : il faut reconnaître que le risque est grand. Mentir, séduire, manipuler, gouverner, et quelques fois même conseiller ou aimer, voilà de nombreuses occasions de confisquer à l'autre son statut de sujet. On mesure mieux ici l'importance du commandement !

     

    Il faut bien comprendre l'exigence à laquelle ouvre cette prescription du meurtre : il s'agit de toujours voir l'homme en l'homme, comme l'a dit Michaux : « J'ai vu l'homme à la torche faible, ployé et qui cherchait. » (« Ecce Homo », in Exorcismes, 1943). Voir l'homme par delà ses postures, et par delà les projections de notre propre subjectivité. Par ce commandement, la parole divine nous enjoint de reconnaître l'altérité radicale, sans s'en effrayer : on croit la cerner chez autrui, elle est d'abord logée en chacun de nous. S'interdire le meurtre, c'est reconnaître ses démons, savoir que nous sommes hantés...

     

    Hélène Genet


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