• Le Décalogue VII

    VII- (14) Tu ne commettras pas d'adultère.

     

    Malgré une formulation aussi définitive que pour le précédent, voilà un commandement qui paraît aujourd'hui inaudible : la relation sexuelle extra-conjugale est parfaitement tolérée par nos sociétés qui revendiquent au contraire la consommation immédiate et le droit à la jouissance. Hormis certaines délimitations (inceste, pédophilie, viol), la sexualité relève pour nous des libertés privées. Alors quelle peut être l'actualité de cette parole, et que délimite au juste cet interdit ?

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    A la suite de Rachi1, Marc-Alain Ouaknin2 rappelle que dans la tradition hébraïque, l'adultère ne consiste que dans une relation extra-conjugale avec une femme mariée ; c'est-à-dire que le crime n'est pas de "tromper" sa femme (d'ailleurs nombre de juifs sépharades sont polygames), mais de séduire une femme engagée avec un autre homme. Il semble donc qu'il y soit moins question d'infidélité sexuelle que de violation des prérogatives d'autrui, peut-être même de vol, à supposer que l'épouse soit considérée comme un bien. Voilà qui rend ce 7è commandement encore plus obsolète. Son originalité est d'autant plus difficile à saisir que l'interdit de l'adultère est repris dans le 10è commandement, que nous examinerons plus tard (« Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain... »).

     

    Cette piste paraît donc un peu courte. Qu'est-ce qui peut donc justifier la spécificité de cet interdit : ne pas copuler avec la femme d'autrui ? Je suis encore Rachi et Ouaknin qui nous invitent à envisager les conséquences d'un tel acte, la possibilité d'un enfant adultérin. En effet, ce n'est que dans ce cas précis que le nom du père ne pourra être signifié à l'enfant. Il y aura confusion sur ses origines. Là sans doute réside le drame, dans une filiation mensongère ou inavouable, dans le risque de concevoir un enfant qui ne serait pas reconnu par un tiers, capable de l'instituer comme sujet. Mais là encore, à l'heure de la contraception et du mariage gay, l'interdit peut paraître fantaisiste... Il n'empêche que la question reste entière, et vitale. Quelle que soit la récupération politique de ce thème, je ne pense pas, pour ma part, qu'on puisse sans dommage éluder le problème de la filiation et de l'interposition nécessaire du Père.

     

    Mais au-delà de cette lecture, la proscription explicite de l'adultère mérite encore qu'on s'y attarde, car elle indique à tout le moins que la sexualité est elle aussi soumise à la Loi, ce qu'on feint d'oublier depuis la brèche ouverte par les libertins au XVIIIè siècle, jusqu'à l'utopie fouriériste et Mai 68. Que l'activité sexuelle échappe à la codification juridique ou morale ne signifie certes pas qu'elle soit déterminée par un désir pur et libéré de toute contrainte. Cette manière de poser les choses (ou le plaisir ou la loi) est en réalité factice, pour ne pas dire perverse ; la psychanalyse a montré comment le désir s'articulait précisément sur l'interdit, qui l'active et le structure, à commencer par l'interdit de l'inceste – et la femme déjà mariée, c'est d'abord la mère.

    Commentant Lacan, le psychanalyste Roger Cassin3 rappelle que « Le lien du désir à la Loi était déjà inscrit par saint Paul de Tarse dans L’Épître aux Romains : ''Qu’est-ce à dire ? Que la Loi est péché ? Certes non ! Seulement je n’ai connu le péché que par la Loi. Et, de fait, j’aurais ignoré la convoitise, si la Loi n’avait dit : Tu ne convoiteras pas.'' » La parole interdictrice fait exister un possible en même temps que l'obligation d'y renoncer. Principe de frustration, elle enjoint de donner forme au désir, de l'élaborer. En dépit de ses allures coercitives, elle est profondément civilisatrice.

    Ce 7è commandement peut donc être lu au sens large comme un rappel à l'ordre du symbolique, au cœur même de la tendance anarchique des corps. En latin, le mot adultère désigne aussi l'altération, le mélange : il s'agit bien d'éviter la confusion, l'indistinction des objets sexuels.

     

     

    On le devine, cette réflexion peut s'étendre à l'ensemble des sept prohibitions catégoriques énoncées dans le Décalogue (commandements II et III, puis VI à X). Souvent présentée comme principe de pure coercition, voire d'aliénation (mais n'est-on pas, toujours, dès le départ, aliéné ?), la Loi est pourtant la parole qui nous extirpe de la grande confusion, ce qui fonde la culture (elle circonscrit la violence et délimite le sacré). Aussi paradoxal que cela paraisse, c'est bien l'interdit qui conditionne la liberté et institue le sujet, car il reconnaît implicitement la possibilité d'une auto-détermination : c'est ainsi qu'Adam et Eve mangèrent la pomme, fruit de l'arbre de la connaissance, et eurent honte de leur nudité.

     

    Hélène Genet

     

    1- Egalement connu sous le nom de Salomon de Troyes, Rachi est un rabbin du XIè siècle, très connu pour son exégèse de la quasi-totalité de la Bible hébraïque et du Talmud de Babylone.

    2- Marc-Alain Ouaknin, Les dix Commandements, Seuil, 1999.

    3- Roger Cassin, « Pourquoi l'éthique ? », Site de la section clinique de Rennes, à propos du livre VII du Séminaire de Lacan (1959-1960), intitulé « L'éthique de la psychanalyse » 


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