• Le "vivre ensemble" et autres joyeuses injonctions

    « A force de répétitions et à l'aide d'une bonne connaissance du psychisme des personnes concernées, il devrait être tout à fait possible de prouver qu'un carré est en fait un cercle. Car après tout, que sont "cercle" et "carré" ? De simples mots. Et les mots peuvent être façonnés jusqu'à rendre méconnaissables les idées qu'ils véhiculent. » Joseph Goebbels

     

     

      hitler  

    La langue, on le sait, est le vecteur de l'idéologie. C'est en elle que se loge l'oppression, avant de se traduire dans les actes. C'est particulièrement vrai de nos prétendues démocraties, tout entières fondées sur la parole. Cela fait de la langue et de son instrumentalisation un véritable enjeu. Faute de contraindre par la force, le pouvoir moderne persuade, manipule et enfin aliène les consciences. Pas question de convaincre, non, seulement de vendre. Pour ce faire, elle dispose d'une panoplie d'outils : le mythe (rebaptisé « story-telling »), le chiffre (nimbé de rationalité), l'ubiquité médiatique, l'euphémisme euphorisant (depuis la « solution finale » jusqu'à « l'immigration choisie »), le slogan bien sûr, sidérant, la désignation de boucs émissaires... et le néologisme. C'est sur ce dernier fétiche que je m'attarde ce soir, et en particulier sur la mode de la substantivation verbale (le vivre ensemble, le bien vieillir, le parler mentir vrai, etc) : qu'est-ce qu'elle nous dit donc ?

    Par rapport au nom commun, atemporel, qui véhicule une noble permanence identitaire (comme son nom l'indique, le substantif expose la substance), le verbe exprime une action, une transformation, bref un procès. Il est soumis à la catégorie du temps, qui passe et qui altère. Il n'a donc aucune vocation à indiquer un concept, qui requiert la formation d'un substantif. Il y eut un temps où c'est le suffixe « -ité » qui, ajouté à un nom ou à un adjectif, forgeait un nouveau concept (la compétitivité, par exemple, ou l'adaptabilité) ; ce suffixe avait le mérite de la scientificité. En décalquant l'anglais, on a aussi prisé le suffixe « -ance » (gouvernancerésilience), d'une douceur thérapeuthique. Enfin ainsi nommées et promues, les choses deviennent sérieuses, dignes de foi. C'est un fait, le nom véhicule de la valeur, de l'idéologie. On n'y peut rien.

    Mais pourquoi substantiver l'infinitif ? En 1989, dans La syntaxe du français, Olivier Soutet, linguiste et doyen de la faculté des lettres, Sorbonne-Paris IV, affirmait de l'infinitif substantivé qu'il était d'un « emploi fossilisé, puisque aujourd'hui, sauf peut-être dans certains usages spécialisés (philosophie), la langue ne substantive plus l'infinitif »... il n'avait pas vu venir la mode, le progrès sémantique en marche, ni prévu la frénésie d'innovation de nos spins doctors.

    L'infinitif, comme son nom l'indique, est la forme la plus atemporelle du verbe (c'est un mode non personnel et non conjugable) : c'est donc elle qui est généralement choisie pour une éventuelle conversion nominale (un dîner, un laisser-passer, le lever et le coucher du soleil, le rire, le devoir, le savoir, le pouvoir et du coup le vouloir…) Par la grâce du déterminant, le verbe devient nom, dont il acquiert l'impressionnante fixité ; cependant, et c'est là que cela devient intéressant, il ne perd pas tout à fait sa valeur aspectuelle (il présente un inaccompli) : dans « le vivre ensemble » ou le « bien vieillir », on sent bien qu'il continue de se passer quelque chose ; un concept, certes, mais dynamique ! Quelle aubaine pour la plastique libérale : faire que les choses produisent... oui mais quoi ? Que se passe-t-il avec l'infinitif ?

    Quoique passablement intoxiquées, nos consciences restent hantées par de vagues souvenirs linguistiques : « Mélanger délicatement les oeufs », « Frapper avant d'entrer », « Ne pas se pencher au dehors »... Eh oui : l'infinitif est une des formes de l'impératif, qui intervient quand le destinataire est parfaitement anonyme et aléatoirement présent ; c'est une sorte d'impératif non adressé et permanent. Avec l'infinitif, il n'y a plus ni sujet, ni objet : le commandement brille dans une pureté atemporelle, et c'est bien cet emploi qui infuse à l'infinitif son petit parfum injonctif. Ainsi donc « l'agir global » et « le penser local » ne sont pas seulement des concepts désignés à notre admiration, mais des invitations discrètes à obtempérer... pour notre bien, cela va de soi.

    On achève bien les cerveaux.

    Hélène Genet

     © helene genet - http://genethelene.eklablog.com 

     


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