• Freud - Psychologie des foules et analyse du moi (1921)

    Freud - Psychologie des foules et analyse du moi (1921)

       

     

    Psychologie des foules et analyse du moi constitue le 3è temps des écrits sociologiques de Freud, après Totem et tabou (1912) et Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915). D'emblée Freud affirme une certaine homogénéité entre psychologie individuelle et collective, du fait que c'est précisément dans son rapport au semblable que le Moi se constitue, marqué ainsi primitivement et à jamais par la détermination sociale. En réalité, le psychisme de chacun s'enracine dans une organisation collective qui lui pré-existe.

     

    I- Introduction

    Freud pose l’absence de distinction psychologie individuelle et collective : « autrui joue toujours dans la vie de l'individu le rôle d'un modèle, d'un objet, d'un associé ou d'un adversaire, et la psychologie individuelle se présente dès le début comme étant en même temps, par un certain côté, une psychologie sociale. » Seule distinction pertinente : besoins ou actes psychiques narcissiques vs. sociaux (le facteur numérique est jugé secondaire) : selon Freud, c’est le même « instinct » qui se révèle dans les foules et au sein de la famille.

     

    II - L'âme collective d'après M. Gustave le Bon (Psychologie des foules, 1895)

    1- Selon G. Le Bon, la foule révèle des propriétés psychiques nouvelles, qu'il coiffe du concept d'« âme collective » propre à engendrer des actes spécifiques. En effet, la foule aurait le pouvoir de pulvériser les élaborations psychiques individuelles, faisant resurgir un substrat inconscient commun. Il énumère plusieurs causes : 

    * un sentiment de « puissance invincible » et disparition du « sentiment de responsabilité » (de la conscience morale pour Freud)

    * un phénomène de « suggestibilité » : évanouissement de la conscience, abolition de la volonté et du discernement, et enfin soumission hypnotique à un guide, d’où un phénomène de « contagion mentale » et promotion de l’intérêt collectif sur l’intérêt personnel

    > Selon Le Bon, il s'agit là d'une régression : en foule, l’individu revient à ses instincts, il est qualifié de « barbare. »

    2- Quelles sont les caractéristiques de cette âme collective ? « La foule [...] se laisse guider presque uniquement par l'inconscient. »

    - impulsivité : la foule est le jouet de ses désirs dont elle cherche la satisfaction immédiate

    - absence de discernement, crédulité, imagination débridée, sensibilité aux images et aux mots, prévalence des illusions > Freud rapproche ces caractéristiques de celles du rêve et du comportement de l’enfant

    - réactions exagérées et extrêmes, intolérance, fascination pour la force et la violence, soumission au maître

    > fonctionnement susceptible de produire le pire (cruauté, destruction) comme le meilleur (dévouement à un idéal), mais en même temps, la liquidation de l’intérêt personnel laisse entrevoir une « moralisation de l’individu par la foule »

    > PARADOXE : fonctionnement à la fois parfaitement a-moral et potentiellement moral

    > absence de conflit et d'ambivalence, d’où l’identification avec l’âme des Primitifs (et Freud ajoute : avec l’enfant et le névrosé)

    3- Quelles sont les qualités du meneur ? La fascination personnelle pour une idée (foi) et une volonté puissante et impérieuse > son action est rendue possible par le « prestige », cad. la fascination mimétique des foules (mais réserves de Freud quant à cette analyse).

     

    III - Autres conceptions de la vie psychique collective

    • Freud pointe le mépris de Le Bon et de ses prédécesseurs quant à l’âme collective, rappelle l’essentiel de la contribution de Le Bon (inhibition de la raison et exagération affective), puis souligne les points communs avec la PsyK : révélation d’un fonctionnement inconscient et rapprochement avec la psychologie primitive.

    • Freud met en évidence l’ambivalence des foules : elles sont aussi capables d’actions nobles, généreuses, et créatives (folklore) et il remet en question l’isolement du scientifique ou du poète : les créations de la pensée s’enracinent peut-être dans l’âme collective.

    • Si la foule se définit par « l’association d'un certain nombre d'individus mûs par un intérêt commun » il faut distinguer les foules occasionnelles (ex : foules révolutionnaires) des foules permanentes (institutions).

    • Mc Dougall (The group Mind) analyse ce qui soude les foules : un objet commun suscitant les mêmes affects, d’où la contagion et l’influence ou induction réciproque, pouvant aller jusqu’à l’exaltation. Il insiste également sur la puissance et l’autorité de la foule, qui contraint les individus isolés au silence sinon à l’adhésion. Quant aux foules organisées (et selon Mc Dougall moins méprisables), elles se caractérisent par : un facteur de permanence, une conscience réflexive des individus, la proximité d’une autre formation analogue, une culture de groupe et une organisation interne. En somme c’est une foule éduquée.

     

    IV - Suggestion et libido

    • « Il s'agit donc de trouver l'explication psychologique de ces modifications psychiques que la foule imprime à l'individu. » Les auteurs s’étant penchés sur la psychologie des foules s’arrêtent à la suggestion, imitation, influence ou induction réciproque, considérés comme un phénomène primitif irréductible.

    • Pour rendre compte de l’unité de la foule, de ce qui fait lien, Freud propose de convoquer le concept de libido : l’éros ou la pulsion sexuelle (tendance à l’union sexuelle, qu’elle soit détournée ou non). Comme telle, la libido constitue le fondement des relations humaines.

     

    V - Deux foules conventionnelles : l'Eglise et l'armée

    Parmi les différents types de foule, Freud propose de ne retenir d’un trait distinctif : avec ou sans meneur, et de partir de l’étude des foules organisées, conventionnelles : l’Eglise et l’armée. Caractéristiques :

    • cohésion assurée par une contrainte extérieure (absence de liberté)

    • lien libidinal (ou affectif) : [vertical] illusion de la présence d’un chef aimant et également bienveillant ET [horizontal] modèle de la fratrie > la réalité de ce lien profond est confirmée par l’analyse des phénomènes de panique, entraînant la désagrégation : c’est le vacillement de la référence commune qui libère les impulsions hostiles jusque là contenues.

    • Impulsions hostiles attestées par les rapports de la foule avec l’individu isolé, non-croyant : intolérance, hostilité voire cruauté (cf. membres de l’Eglise ou d’un parti).

     

    VI - Nouveaux problèmes et nouvelles orientations des recherches

    • Ce que la foule absorbe, c’est la défense narcissique, à savoir la tendance à marquer les différences et la réaction de rejet qui s’en suit ; l’agglomération en foule liquide l’ambivalence du lien libidinal qui habituellement rapproche les hommes, ce que ne saurait réaliser une association purement contractuelle.

    • Elle crée donc un nouveau lien affectif puissant : quelle est sa nature ?

    • L’étude des névroses enseigne que le but sexuel peut être détourné, moyennant « une certaine limitation du moi », et l’étude de la vie amoureuse révèle aussi que le choix d’objet peut être déterminé par identification.

     

    VII - L'identification

    • L’identification est la première forme d’attachement à un objet : l’identification au père va commander le choix d’objet (la mère). Mais ce modelage du moi s’accompagne aussitôt d’un espoir d’élimination du père qui barre l’accès à la mère (complexe d’Oedipe).

    • Mais l’identification peut aussi se faire par rapport à l’objet convoité : je veux être ce que je ne peux avoir [Dora, l’homosexualité] > l’objet est introjecté.

    • Enfin l’identification peut procéder d’une équivalence structurelle [imitation d’un symptôme dans un pensionnat]

    > Dans tous les cas, l’identification correspond à l’assimilation des sentiments d’autrui, donc elle fonde bien une communauté affective, mais elle est source d’ambivalence et de conflit intérieur.

    > pq. ne serait-ce pas le choix d’objet (désir d’avoir) qui commande l’identification (désir d’être) ?

    > l’identification, qui procède du désir d’occuper la place de, donc d’être, est dévoyée en une incorporation mortifère, en un désir d’avoir (soit l’instance admirée elle-même, soit l’objet qu’elle désignait).

     

    VIII - État amoureux et hypnose

    Freud distingue plusieurs modes d'identification (amour, où le moi s'enrichit des qualités de l'objet) :

    - attachement libidinal à un objet avec refoulement, donc renoncement au but sexuel (cf. l'amour pour la mère)

    - attachement sexuel et tendresse (synthèse de tendances libres et entravées comme dans l'amour conjugal)

    - amour véritable / idéalisation : le moi est soumis à l'objet sur lequel il a transféré son idéal

    > l'hypnose relève du même mécanisme de substitution et fait clairement apparaître la fragilité du Moi qui s'est démis de sa capacité à éprouver la réalité (fonction assurée par l'idéal du moi)

    > la formation collective relève également du même mécanisme : le meneur incarne l'idéal du moi et cet objet commun opère une identification mutuelle

     

    IX - L'instinct grégaire d'après M.W. Trotter (Instincts of the herd in peace and war, 1916)

    Mais il faut encore rendre compte des phénomènes de dépendance mutuelle et de suggestion réciproque, à l'oeuvre dans la foule et plus largement dans tout groupe social, phénomènes qui expliquent la régression psychique (débordement affectif, passages à l'acte, préjugés, etc...). 

    Freud reprend ici et critique les thèses de Trotter : postulat d'un instinct grégaire, inné, ancré dans la biologie (sur le même plan que les instincts de conservation, sexuel et alimentaire) qui selon lui suffit à expliquer les notions de devoir et culpabilité. Freud lui oppose la décomposition (analyse) de cette tendance : solidarité et cohésion sociale s'enracinent dans une rivalité première à laquelle chacun a renoncé puisqu'il était impossible de s'accaparer l'objet d'amour commun. L'identification aux pairs offre une satisfaction de substitution : un amour égal pour tous, soit l'exigence de justice sociale.

     

    X - La foule et la horde primitive

    Rappel des thèses de Totem et tabou : idée que la foule est assimilable à la horde primitive à partir de laquelle Freud analyse les mécanismes d'identification. La psychologie collective serait engendrée par la position extrapolée du père de la horde : sa personnalité narcissique et jalouse ainsi que l'affirmation de l'exclusivité sexuelle explique l'association des fils dans la crainte comme leur renoncement à leur volonté propre. De la même manière, le meneur de la foule exerce une attraction érotique : il est redouté autant qu'aimé, et ayant pris la place de l'idéal du moi, il fait l'objet d'un transfert collectif. 

     

    XI - Un degré de développement du moi : l'idéal du moi

    L'analyse de la psychologie des foules débouche, comme le titre l'annonçait, sur l'étude du moi dans ses rapports avec l'idéal du moi. Pris dans la foule, l'individu peut aller jusqu'à abdiquer son idéal du moi au profit de l'idéal collectif (par identification), ou bien encore l'idéal du moi peut se voir supplanté par la personne du chef. Mais ce divorce ne saurait être constant, les exigences tyranniques de l'idéal du moi doivent pouvoir être périodiquement violées. De plus, l'étude des mélancolies et des états maniaco-dépressifs montrent que des variations structurelles sont possibles, sans qu'on puisse déterminer les facteurs de changement. 

     

     

    XII - Quelques considérations supplémentaires

    Freud reprend quelques questions laissées de côté. 

    A- La distinction entre l'agrégation par identification du moi ou par soumission à un objet (le chef) est illustrée par la différence entre armée (liée par la camaraderie, le chef n'est pas idéalisé) et Eglise (solidaires, les fidèles sont en outre invités à s'identifier au Christ).

    B- Comment l'individu se soustrait-il à la psychologie collective ? par la volonté individuelle de prendre la place de père, cad. par l'assouvissement de ses pulsions, mais une telle extraction n'est possible que par une médiation imaginaire : le mythe du héros par lequel se constitue un idéal du moi qui supplante le père. 

    C- Dans le collectif, les individus sont liés par des tendances sexuelles entravées (ou déviées quant à leur but) qui permettent des attaches solides et durables. 

    D- Inversement les tendances sexuelles directes sont de nature à désagréger la foule, promouvant l'individualité et autorisant le progrès de la culture. C'est pour la même raison que la névrose isole l'individu du groupe : les tendances sexuelles y sont insuffisamment bridées.

     

     

     


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